Les yeux azurs (III)

Ils me gardèrent deux jours en observation. Par pure conscience professionnelle je suppose puisque je ne souffrais d’aucune blessure. Mon médecin continuait de s’extasier sur ma chance hors norme. Sophie s’arrangea pour que j’aie une télévision dans ma chambre, histoire de m’occuper entre les horaires de visite. Elle semblait avoir oublié que j’exècre la télévision mais je ne lui en tins pas rigueur étant donné que je voulais avoir des nouvelles sur cet ahurissant tremblement de terre qui avait secoué Paris… De mémoire d’homme, jamais la capitale française n’avait été touchée par un séisme…

Fort heureusement, son amplitude avait été relativement faible… Deux métros, dont le mien, avaient déraillé dans un tunnel, dénombrant 234 morts. Un immeuble du 19e arrondissement avait commencé à s’ouvrir en deux comme un pain qu’on a rompu et de nombreux bâtiments présentaient des fissures qu’il faudrait surveiller. Certains quartiers avaient été privés d’eau et d’électricité mais les autorités avaient réagi assez rapidement et prodigué des aides et des secours en attendant la remise en marche des différentes installations. Hormis quelques cicatrices et les morts et blessés du métro, la ville panserait ses blessures assez vite et serait bientôt comme neuve.

Les scientifiques se perdaient en hypothèses, conjectures, projections et autres hypothèses… En un siècle, la France n’avait été touchée que par une petite douzaine de tremblements de terre dont le plus meurtrier fit 46 morts.


Record battu cette semaine…

234 morts, 455 blessés. 1 miraculé.


A ma demande mon nom avait été tenu secret par les autorités pour éviter que la presse ne me harcèle ou que des illuminés décident que j’étais un élu de Dieu ou je ne sais quelle autre bondieuserie à la con… Cette histoire de miraculé me troublait, je ne voulais surtout pas que les gens pensent que j’étais autre chose qu’un type très, mais alors vraiment très, chanceux.


A ma sortie d’hôpital, Sophie me ramena chez moi en voiture. Je restais perdu dans mes pensées pendant tout le trajet, laissant mon organisme et mon esprit évacuer les drogues et calmants qu’on m’avait donné à la sortie de mon coma. Acte préventif, paraissait-il. Mon regard errait sur les bâtiments parisiens, sur toute cette fourmilière humaine. Je notais quelques fissures sur les immeubles, traces du séisme incompréhensible qui avait frappé la ville… Hormis ça, les gens menaient une vie normale. Ça me choquait, me froissait quelque part. J’avais survécu à un évènement pour le moins horrible et, même si je n’en gardais que des bribes de souvenirs très éparses, je me sentais déçu que le monde ne se mettent pas au diapason de mon humeur et de ma vie.

Oui, c’était totalement idiot comme réflexion. Mais j’étais dans mon droit, j’étais un miraculé. Nous avons des prérogatives en tant que miraculés. Râler face au monde en est une. Ça ne sert strictement à rien mais ça soulage un peu.


- Ça va Johan ? me demanda Sophie.
- Hmmm… Oui, ça va, ne t’inquiète pas… je réfléchis, c’est tout.
- Tu penses à quoi ?
- J’essaye de me rappeler ce qui s’est passé dans le métro. Je n’ai que des souvenirs fragmentés tu sais… Des bruits, des cris. Des morceaux d’image. J’ai l’impression de regarder à travers un miroir brisé.
- Tu devrais éviter d’y repenser. Pour l’instant tout du moins… Pense à autre chose. Concentre-toi sur autre chose.
- Je ne peux pas…

Cette évidence, énoncée à voix haute, prenait toute son ampleur. Je ne pouvais pas arrêter de penser à l’accident. Il y avait quelque chose, un fragment du miroir qui échappait complètement à mon regard. Comme beaucoup d’autre fragments en fait, mais je ne savais pas pourquoi, ce fragment précis me turlupinait.

- Ne force pas trop Johan… Repose toi… Tu as beau ne pas avoir eu une seule égratignure, ça ne veut pas dire que tu es sorti indemne de tout ça.
- Comment ça se fait à ton avis ?
- De quoi ?

- Que je ne n’ai pas une égratignure…
- De la chance… beaucoup de chance…
- Tu crois qu’il n’y a que ça ?
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Je ne le sais pas moi-même… mais… une centaine de morts dans le même métro que moi… et je n’ai absolument rien… Même après des heures et des heures sous les décombres. J’ai beau être une quiche en maths, en terme de probabilités, tu avoueras qu’on est quand même vachement bas pour qu’une seule personne ressorte indemne avec des paramètres comme ceux là !
- Je ne sais pas quoi te dire… Peut-être qu’une chance sur un million… ben ça reste une chance. Si elle existe cette minuscule chance, c’est peut-être aussi pour qu’un jour, quelqu’un tombe dessus…

Pour seule réponse, je me contentais de continuer à laisser errer mon regard sur la ville. Un peu plus en avant, une affiche publicitaire me sauta aux yeux.


Rubéole, Rougeole, Oreillons : Réagissez !


Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé… Une lueur m’a vrillé le crâne de part en part. Avec un cri de douleur, j’ai fermé les yeux aussi fort que j’ai pu, comme si je pouvais me soustraire à la lumière aveuglante. Mais c’était peine perdue. J’avais beau serrer mes yeux aussi fort que je pouvais, j’étais toujours ébloui par cette lumière blanche.

Et moi qui pensais qu’on voyait ça quand on était sur le point de mourir… Une réflexion idiote me vint à l’esprit tandis que je combattais la douleur : la mort avait loupé son coche et était de retour, en retard, pour chopper le petit malin qui avait cru pouvoir passer entre les mailles du filet.
Quelque chose apparue au travers de la lumière, comme une ombre chinoise qui se découpait dans le halo. Quelque chose s’empara alors de mon cœur et de mon âme, une étrange sensation l’enveloppa. Et aussitôt, la douleur et la lueur disparurent en un claquement de doigts et je rebasculai manu militari dans la réalité.

Je restai haletant, les mains serrées sur le tableau de bord. De longues coulées de sueur froide me descendaient le long de la colonne vertébrale et mon visage était luisant de transpiration. Retrouvant pied petit à petit dans la réalité, je me rendis compte que la voiture était arrêtée sur le bas-côté et que Sophie hurlait tout ce qu’elle pouvait en me demandant si j’allais bien. Au moment où, devant mon absence de réponse, elle disait en redémarrant la voiture « Je te ramène à l’hôpital », je pus enfin ouvrir la bouche.

- Un… papier.
- Quoi ?
- Donne moi un papier. Et un crayon.

Je tentais de ralentir les battements de mon cœur et de calmer ma respiration tandis que Sophie ouvrait la boite à gants et me tendait un calepin et un stylo. Sans un mot je lui pris des mains et commençait à écrire, ou plutôt à dessiner, ce que j’avais vu ou cru voir… Cela ne me prit pas longtemps, ce n’était qu’une seule et unique lettre. Je retournai le calepin vers Sophie et lui montrait :




- Et bien quoi ? Tu hurles en te tenant la tête pendant trente secondes et ensuite tu me dessines un joli R gothique ? C’est supposé calmer mes nerfs ?
- Non Sophie… C’est ce que j’ai vu…
- Où ça ?
- Je ne sais pas… C’est… tu vas trouver ça idiot… mais j’ai eu un souvenir de cette lettre…

En le disant, je confirmais mes pensées. Je n’avais pas vu cette lettre… je m’en étais souvenu ! Et là était le point important… Je ne savais pas ce qu’elle signifiait ni même où j’avais bien pu la voir. Mais je la connaissais ! Et à regarder cette lettre, gribouillée sur un bout de papier, je ne pouvais retenir une étrange bouffée qui explosait en moi… Une sorte d’excitation que je ne pouvais pas définir… envie, bonheur, espoir ? Je sentais juste que cela me faisait plaisir de voir cette lettre sans que je parvienne à l’expliquer. Je déchirai soigneusement la feuille du calepin et la pliai tout aussi délicatement pour la ranger dans mon portefeuille.

Nous étions toujours arrêtés sur le bas-côté, je soupirai donc et dit :


- Allez Sandra, rentrons à la maison…
- Sophie.
- Quoi ?

Je tournai la tête pour la regarder droit dans les yeux, ces yeux noisettes qui étaient emplis à cet instant d’une lave en fusion qui menaçait de me carboniser sur place façon Pompéi.


- Mon prénom. C’est Sophie.
- Je sais bien !
- Alors pourquoi m’as-tu appelé Sandra ?

J’ouvrais la bouche pour répondre lorsque je me rendis compte qu’elle disait vrai. Je l’avais appelé Sandra, sans même me poser la question. C’était venu naturellement.

- Je… Je suis désolé…
- Qui est Sandra ?
- J’en sais rien Sophie…
- Ah oui ? Tu te trompes de prénom en parlant à ta petite amie et tu ne sais pas d’où peut venir ce mélange ? Tu te fous de moi ?
- Nom de Dieu Sophie, je sors d’un accident horrible, je me suis planté sur mon propre prénom, tu étais là non ?, à mon réveil. Tu as conscience de ça ? J’ai dit au docteur que je m’appelais Benjamin putain ! Et tu me fais une crise de jalousie parce que je t’ai appelé Sandra ? Mais je sais pas d’où vient ce foutu prénom ! Je ne connais pas de Sandra ! Maintenant que tu me croies ou pas, est-ce que tu veux bien démarrer cette foutue bagnole et me déposer chez moi que je puisse me reposer ?

Je ne comprenais pas… Je m’énervais contre Sophie alors que ce n’était pas dans mes habitudes. Je n’ai jamais été du genre à pousser des gueulantes comme ça. Je suis plutôt du genre conciliant à arrondir les angles. Mais là… Le ton était monté en deux syllabes dans la voiture, à tel point que Sophie baissa la tête, le visage cramoisi, et s’excusa.

- Tu as raison, je n’aurais pas du réagir comme ça… Tu viens de vivre quelque chose de très violent, je suis désolée… C’était complètement idiot.

Je soupirais. Je posais ma main sur son épaule et la caressait doucement.

- Je n’aurais pas du m’énerver comme ça moi non plus… Je suis claqué, mieux vaut rentrer…

Elle se pencha vers moi et m’embrassa.

- J’te ramène et j’te borde…
- Ça ne me dérange pas, du moment que tu es sous la couette aussi…

Et dans un rire, elle démarra la voiture et prit le chemin de la maison. Je me forçai à sourire pour la rassurer. Mais ce que je ne lui disais pas, c’est que ce prénom, Sandra, me faisait réagir comme la lettre gothique. Mais là où je ressentais une sorte d’excitation de gamin face à la lettre… je trouvais quelque chose de différent face à ce prénom. Il n’était rattaché pour moi à personne, à aucun visage, à aucune amie ni à aucune parente. Ce n’était qu’un prénom, un simple prénom sans lien.

Alors pourquoi à chaque fois que je roulais mentalement ce prénom sur mes lèvres, mon cœur se mettait à battre la chamade comme ça ?

0 Response to "Les yeux azurs (III)"