Retour vers le passé - Partie 6

Un coup sur la joue. Il sent sa chair s'écraser, ses mâchoires trembler sous l'impact. Quelqu'un est en train de le tabasser. Sous ses paupières closes, des points lumineux éclatent comme des bulles de savon. Il attend le coup suivant.

Mais rien ne vient. Il rouvre lentement les yeux. Ses oreilles doivent aussi se rouvrir par la même occasion, parce que les cris et les quelques rires autour de lui lui parviennent enfin. Il sent le froid contre sa joue meurtri. Ce n'est pas désagréable vu le coup qu'il vient de prendre.

Il veut porter sa main à son visage quand il se rend compte qu'elle est par terre. Tout comme le reste de sa personne. Il entend une voix nasillarde dire : « Alors Maxou, on tient plus sur ses gambettes ? ».

Il reconnaît la voix de Bruno, petite teigne qui tentait de régner sur le collège comme un ivrogne tente de régner sur l'industrie de l'alcool. Avec beaucoup d'obstination dans la bêtise. Max réalise qu'il est couché par terre, devant l'entrée du collège. Ou la sortie, ça dépend si vous venez d'être incarcéré ou libéré. Il se relève, sent sa joue s'échauffer là où elle a cogné le bitume et regarde autour de lui. Les élèves le regarde en souriant, pensant certainement qu'il a chuté par maladresse. Il croise le regard narquois de Bruno.

« Ne t'inquiète pas de mes gambettes Bruno, occupe toi plutôt de ton avenir ou tu vas finir en taule comme ton frangin... »


Le regard narquois s'efface.


« Comment tu sais ça toi ? »


Une lueur de rage, mêlée de la peur de voir son secret découvert. Max n'avait appris l'existence de ce frère que lorsque Bruno avait fait les gros titres après un racket qui avait mal tourné, bien des années plus tard.


« Laisse tomber... »

« Nan, j'laisse pas tomber, tu vas lâcher le morceau espèce de petit... »

« Hey, qu'est ce qui se passe ici ? »


Sauvé par un surveillant. Quelle gloire ! Bruno serre les dents, jette un dernier regard plein de promesses de turpitudes en tout genre et quitte le collège.


« Qu'est ce qui t'es arrivé toi ? » demande le pion à Max.

« Rien, j'ai glissé... »

« Alors rentre chez toi et mets toi de la glace sur cette joue. »


Rentrer chez lui... Max voudrait bien... Mais son véritable chez-lui est à quelques années de lui. Alors en attendant, il rentre chez son ancien chez-lui.

Qui a le mérite d'être bien plus près.

En rentrant chez lui, Max s'endort comme une masse. Personne chez lui, sa mère était de garde de nuit. Il sombre dans un néant de fatigue, comme s'il n'avait pas dormi depuis plusieurs jours. A priori, les sauts dans le temps, ça crève. Il s'endort, essayant de ne pas se demander à quel âge il va se réveiler demain.


Le réveil. De quel année ? Il tend une main vers sa joue pour vérifier s'il a une barbe. Un éclair de douleur lui révèle qu'il n'a pas de barbe mais un hématome à la joue.


« Toujours 14 ans... »


Il se lève en plissant les yeux face à la lumière du matin...

Un regard au réveil : 14h30

Okay, la lumière de l'après-midi.


Il se rejette dans son lit, au grand dam des lattes de son sommier.


Faire le vide. Faire le point.

Il aimerait surtout faire le mort. Non, pire, il aimerait même corriger les dissertations de ces élèves là. Tout sauf ça. Il vient de faire une sorte d'aller-retour dans le temps... Il n'y comprend rien... Il est étonné de l'accepter comme ça, de prendre presque normalement le fait qu'il ait voyagé dans le temps. Par « normalement », il n'entend pas calmement. Mais pour un événement comme celui-ci, il est étonné de ne pas courir nu dans toute la ville en annonçant la fin du monde, voir la fin de la Star Academy. Voilà qui choquerait probablement plus les masses.

Puis il réalise que la Star Academy n'existe pas encore.


« Enfin une bonne nouvelle. »

« Quelle bonne nouvelle ? »


Il sursaute sur son lit, au grand désespoir des lattes du lit. Il se pensait seul. Saleté d'habitude de jeune homme vivant seul depuis plusieurs années.


« Maman ? »

« Ben tiens... Et puis quoi encore ? »


Une tête brune passe par l'encadrement de sa porte. Elisabeth. Sa grande sœur. Max pousse un soupir et laisse sa tête retomber sur son lit.


« C'est vrai que tu n'es pas encore partie... »

Liz ne quitterait la maison que dans... quoi ?... deux ans ? A la fin de ses études de psycho. Pour l'instant, elle le regarde du haut de ses 22 ans.


« Partie ? Partie où ? »

« Hein ? Bof, rien, laisse tomber. »

« Mais qu'est ce qui t'es arrivé à la joue ?! »


Elle vient s'assoir à côté de lui et lui attrape le visage, pressant bien évidemment sur la joue incriminée.


« Yaouch ! Tu me fais mal ! »

« Tu t'es fait tabassé ou quoi ? »


Son ton inquiet le fait sourire. Elle a toujours joué à la maman avec lui. L'apanage de la sœur ainée.


« Non, t'inquiète pas, j'me suis juste ramassé en sortant du collège. »

« Tu es sûr ? Tu me le dirais si tu t'étais fait racketté hein ? »

« Bien sûr frangine, t'inquiète... »

« Tu sais que tu peux tout me dire hein ? »

Il a un sourire ironique et détourne le regard.


« Ouais... Presque tout. »

« Max, qu'est ce qui s'est passé ? »


Les images des dernières heures lui tournent dans la tête. Elles lui écrasent le cœur, lui font tourner la tête. Il se sent au bord de la nausée. Une désagréable impression d'être un bout de bois dans une rivière en crue, bringueballé et embarqué Dieu sait où. Il tourne la tête et plonge dans le regard inquiet de sa sœur. Ils ont toujours été très proches.


« Liz... Je peux vraiment tout te dire ? »


Se confier. Partager le fardeau. Trouver de l'aide.


« Bien sûr p'tit frère... Qu'est-ce qui se passe ? »

« Même si ce que je te dis te paraît invraisemblable ? »

« Invraisemblable ? Depuis quand as-tu découvert le vocabulaire français toi ? »


Une gentille petite vanne. Comme d'habitude. Mais c'est vrai que Max ne brillait pas par sa maitrise du français lorsqu'il était ado.

Il pousse un soupir.


« Depuis que je... enfin... Nom de Dieu, je ne sais même pas par où commencer. »

« Essaye par le début, ça marche généralement bien. »

« Mon problème frangine, c'est que mon début se trouve à la fin. »

« Okay, t'as pris un sacré coup toi... »

Il s'assoit sur son lit, toujours les yeux dans le regard de sa sœur. Il lui prend les mains.


« Mais Max ! Tu trembles ! »

« Écoute moi Elisabeth... Je n'ai pas 14 ans. J'ai 24 ans. Je suis agrégé de Lettres Modernes, je vis à Paris et j'enseigne le français à des collégiens et des lycéens. »

« Oooookaaaaay. On t'a frappé avec quoi ? Un dictionnaire ? Un réverbère ? L'intégrale de Zola ? ».

« Tu ne vas très certainement pas me croire Liz, mais je me suis réveillé ce matin avec 10 ans de moins. J'avais une vie, ma vie d'adulte. Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, j'ai peine à concevoir que ce soit possible, mais c'est pourtant arrivé : j'ai remonté le temps. Je suis là, dans le corps que j'avais à 14 ans. Mais à l'intérieur, je suis le Max de 10 ans plus vieux. »

« You're kidding me ! »


Il éclate de rire. Il avait oublié que Liz avait eu sa période anglophile. Elle parlait la moitié du temps en anglais pour s'entrainer. Ça tenait peut-être aussi au fait qu'elle sortait en cachette avec un australien de 34 ans. Chose qu'elle avait tenu cachée jusqu'à bien des années après leur séparation.


« No Sis, I'm not kidding you... I don't know what's happening to me. That... time gap... it's so weird. First, I thought I was trippin' or high... But I'm really older than what you see when you look at me ! »


Liz ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.


« Depuis quand tu parles anglais ? T'as toujours été une quiche qui ne sait dire que bonjour, merci, au revoir et capote ! »


C'est vrai que le mot « condom » le faisait rire quand elle était un jeune ado idiot et boutonneux.

« Je sais beaucoup de choses que le Max que j'étais à 14 ans ne savait pas. Liz, j'ai 10 ans de vie en plus dans ma tête ! 10 ans d'expérience, 10 ans de connaissances, 10 ans !! »

« Franchement, tu n'espères pas me faire gober ça ? »

« Non, je ne veux pas te le faire gober... Je veux juste que quelqu'un sache, que quelqu'un m'aide. Je suis paumé Liz, je ne sais pas ce qui m'arrive ! »

« Et moi tu me fais flipper, arrête donc ton délire ! »

Max pousse un soupir exaspéré. Aux grands maux, les grands mots.


« Comment va Peter ? »


Elle retire précipitamment ses mains de celles de Max.


« Pet... qui ? »


Son visage vire au cramoisi.


« Peter, cet australien de 34 piges avec qui tu sors. »

« Comment... Tu m'as espionné petit salopard ? »

« Non Liz, c'est toi qui me l'as dit ! »

« Je ne t'ai jamais dit ça ! »


Max se lève d'un bond et se met à arpenter la chambre.


« Si Liz, tu me l'as dit plusieurs années après votre rupture. Car vous allez rompre. Je crois qu'il te trompait ou un truc comme ça. Enfin qu'il te trompe. Tu l'as surpris au lit avec une autre un jour. »

« Non Max, je ne marche pas. Tu m'as suivie, et maintenant tu essaies de te foutre de moi ! J'arrive pas à croire que tu m'aies espionné bon sang ! »

« Je ne t'ai pas espionné ! Qu'est ce que je pourrais te dire pour que tu me croies ?! »

« Rien, tu ne me feras pas croire que le jeune puceau que j'ai sous les yeux est en fait un type de 24 balais ! »

« Ah ! Tu veux qu'on parle de sexe ? »

« Pourquoi, t'as besoin d'une leçon ? T'as repéré une fille ? C'est pour ça que tu veux faire ton intéressant ? »

« Non idiote, tu l'as dit toi même, j'étais puceau à 14 ans... »

« Tu ES puceau à 14 ans ! »

« Alors comment tu expliques qu'un puceau de 14 ans puisse te parler de comment faire un cunni, du plaisir des préliminaires ou bien des positions les plus propices à l'orgasme féminin ? »

« Toi, t'as encore maté les pornos de papa ! »

« Arrête bon sang ! Je te dis ça parce que j'ai une vie sexuelle ! Je le sais parce que je l'ai pratiqué ces dernières années ! Plutôt souvent si tu veux tout savoir... »

« Chuis sensée gober tout ça ? Ecoute frangin, si tu veux partir en délire, je vais te suivre ! Prédis moi l'avenir ! Annonce moi un truc qui va se passer ! »

« Pas con... mais quoi ? »

« Ah ça, c'est toi qui vient du futur ! »

« Oui, mais qu'est-ce que je peux t'annoncer qui arrivera bientôt ? C'est ça que je cherche ! »


Un bruit de clés dans la serrure. Leur mère rentre du travail.

Elisabeth se lève et regarde son petit frère de toute sa hauteur. Max pense intérieurement qu'elle ne pourra plus faire ça longtemps, il la dépassait à 15 ans.


« Ecoute petit frère, je t'interdis d'emmerder Maman avec ton délire ! C'est son anniversaire demain, pas question qu'elle s'inquiète qu'un coup sur la tête t'ai fichu le cerveau en vrac, compris ? »


Max écarquille les yeux.

L'anniversaire de sa mère ? Demain ?

Elle est née un 12 septembre.


« Attends... j'ai 14 ans, hein ? »

« Malgré ton délire, ouais, t'as 14 ans p'tit gars. »

« Donc on est en 2001... »

« T'as bossé tes maths en plus de l'anglais ? »

« Quelle heure il est ? »

« Quoi ? »


Max tremble, il hurle sa question plus qu'autre chose :


« Quelle heure il est ?! »


Un coup d'oeil à sa montre et sa soeur lui répond :


« 14h45. »


Il lui attrape le bras et la ramène dans la chambre en fermant la porte.


« Écoute moi Liz, écoute moi très attentivement. Au moment où je te parle, un attentat a lieu à New York. Ou va avoir lieu dans quelques minutes si je ne me gourre pas dans le décalage horaire. Deux avions vont percuté les tours du World Trade Center, des avions détournés par des terroristes d'Al-Qaida. Les flashs infos vont prendre l'antenne toute la journée. »

« Arrête Max, tu deviens morbide ! »


D'un geste rageur, elle retire son bras de la poigne de son frère et quitte la chambre. Max n'a que le temps de lui dire :

« Ne dis rien à Maman ! Quoi qu'il arrive, ne lui dis rien. »

« Bien sûr que je ne vais rien lui dire, imbécile ! »


Max la regarde partir d'un pas furieux. Il l'entend embrasser leur mère. La télé est allumée.

Lorsqu'il pénètre dans le salon, sa mère se jette sur lui en voyant son visage tuméfié.


« Max, qu'est-ce qui t'es arrivé ?! »

« J'ai glissé à la sortie du collège ! »

« Mais bon sang, il faut que tu ailles passer une radio ! »

« Non, je t'assure maman, c'est juste un bleu, ce n'est r... »


« Nous interrompons nos programmes pour un flash d'informations exceptionnel ! Il y a quelques minutes à peine, un avion de ligne aurait percuté l'une des tours du World Trade Center à New York. »


Des images de la première tour en flammes apparaissent à l'écran tandis que la voix-off continue :


« Nous n'avons pour l'instant que peu d'information sur ce grave accident. Il s'agirait d'un Boeing de la compagnie American Airlines qui aurait dévié de sa route et... Oh mon Dieu ! »


A l'écran, en direct, un avion percute la seconde tour.


La mère de Max porte la main à sa bouche, retenant son souffle, choquée, le regard fixé sur l'écran.

Max regarde sa sœur. Cela aurait pu être comique de la voir dans l'exacte posture de sa mère si le moment n'avait pas été aussi tragique. Si seulement ses yeux avaient été posées sur l'écran et non sur Max, qu'elle regarde d'un air paniqué.

Max ne peut que secouer la tête et articuler en silence ces mots à sa sœur :


« Ne... dis... rien. »

Me wa kokoro no mado desu

Fenêtre du cœur, fenêtre sur l'âme,
Tristes paysages où pleuvent les larmes
Levers de soleil au lever du lit
La nuit s'endort quand tu me souris
Vitrine que tu tentes parfois de teinter
Je triche, je ruse, au judas de tes yeux je suis resté

Avant d'embrasser tes lèvres, doucement
J'embrasse ton regard, ainsi sachant
Quel goût elles auront,
De ton cœur, quel sera le son.


L'œil est la fenêtre du cœur
Proverbe japonais