Le cahier

On n'a pas tous les jours dix-huit ans. Il semblait donc normal à Eléa de fêter ça dignement, avec ses amis et sa famille. Elle n'est pas à plaindre coté amis, elle en a une tripotée, tous plus adorables les uns que les autres. Des amis pour toujours, des amis qu'elle va petit à petit perdre de vue maintenant qu'ils se dirigent tous vers les études supérieurs après avoir obtenu leur bac il y a quelques mois, des amis qu'elle sait éphémères mais dont elle profite de la présence. Coté famille, c'est assez réduit puisqu'elle n'a que sa mère. Son père est malheureusement mort quand Eléa avait deux ans... Elle se souvient à peine de lui, ne le connait plus qu'à travers les photos et les souvenirs de sa mère...

Elle préfère écarter ses sombres pensées pour ne pas songer au creux dans son coeur à cause de cette absence.

Elle profite de sa soirée, s'amuse comme une folle, rit à en pleurer et à en avoir mal aux côtes. On n'a pas tous les jours dix-huit ans, alors il faut marquer le coup ! Ses amis la couvrent de cadeaux, sa mère lui offre une magnifique paire de boucles d'oreilles. Elle est aux anges et savoure chaque minute.

Mais le temps file, inlassable, et la fin de la soirée approche bien trop vite. Petit à petit ses amis s'en vont, lui déposant un dernier baiser sur la joue. L'homme de sa vie du moment l'embrasse sous l'oeil amusé de sa mère, qui fait semblant de regarder ailleurs...

Bientôt, le calme retombe, comme un soufflé qui s'affaisse sur lui-même. Elle et sa mère commencent à ranger.


- Laisse ça, lui dit sa mère, on rangera demain... Va dans ta chambre, je t'apporte quelque chose dans un instant.
- Que veux-tu m'apporter ?

- Ne sois pas curieuse pour une fois et fais ce que je te dis, sale gosse !


C'est en riant qu'Eléa se plie aux volontés de sa mère. Elle monte dans sa chambre et s'écroule sur le dos, fourbue. Elle commence à s'endormir lorsqu'elle entend les pas de sa mère qui se rapprochent de sa porte. Elle se met en tailleur sur son lit et accueille sa mère avec un sourire encore enfantin. Elle remarque le paquet cadeau dans les bras de sa mère, qu'elle tient contre elle, amoureusement.


- Encore un cadeau ? Tu m'as déjà bien assez gâtée, tu ne crois pas ?

- Celui-ci n'est pas de moi...

Elle dépose le cadeau dans les bras de sa fille. Il est grand comme une feuille, épais comme un cahier.


- Ben ? De qui il est alors ?

Elle lève les yeux vers sa mère, curieuse. Elle cesse de sourire lorsqu'elle voit les yeux embués de larmes de sa mère.

- Maman ? Qu'est ce qu'il y a ?
- Rien ma puce... C'est...

Elle inspire pour se contenir.

- C'est un cadeau de quelqu'un qui aurait dû être là ce soir...

La respiration d'Eléa s'arrête. Elle va pour ouvrir le paquet lorsque la main de sa mère se pose sur les siennes.

- Non... Attends que je sois sortie...

Elle se lève et va pour quitter la chambre. Avant de refermer la porte, elle dit :

- Cela fait plusieurs années que je le conserve, pour te l'offrir aujourd'hui, comme il l'avait souhaité. Maintenant, je vous laisse tous les deux... Vous avez beaucoup à rattraper.

Et la porte se ferme sur ces étranges paroles. Aussitôt, Eléa déchire le papier et met à jour un cahier à la couverture de cuir, fermé par une lanière du même cuir. Elle en défait le noeud et l'ouvre à la première page. Une écriture manuscrite, soignée, appliquée, d'une encre qui lui semble vieille, s'étale sous ses yeux. Elle commence à lire :


Septembre 2006


Bonsoir toi...

Et joyeux anniversaire ! Si tout se passe bien, tu viens d'avoir dix-huit ans. Bienvenue dans le monde adulte, ou presque. Si tu as hérité de certains de mes gènes, tu dois être curieuse de savoir qui t'adresse ces mots... Oui, j'ai bien écrit hérité...


Je suis ton père... Je ne te connais pas encore, je ne connais même pas encore ta mère. Mais j'ai eu envie de prendre la plume pour écrire à travers les années à l'enfant que j'aurais un jour... Si tu tiens ce cahier entre tes mains ce soir, c'est que j'ai continué ce que j'ai entrepris et que je t'ai écrit au fur et à mesure des longues années qui nous séparent...

Je ne sais pas si tu es un garçon ou une fille, enfin, un jeune homme ou une jeune fille devrais-je dire... Mais sache que je suis ravi de te rencontrer en ces pages... et surtout, et même près d'un quart de siècle avant que tu lises ces mots (grosso modo, on verra bien si le temps donnera raison à mes pronostics temporels), sache que je t'aime...

Je te souhaite un très bon anniversaire mon enfant, et je te dis à très bientôt pour de nouveaux écrits... Pour moi, dans quelques semaines, mois peut-être, quand je trouverais quelque chose d'intéressant que je veuille partager avec toi. Pour toi ce sera dans quelques secondes, lorsque tu tourneras ces pages, mais pour moi, cela prendra des années.

A très vite, à travers le temps...
Ton père.


Une main sur la bouche, elle tente de retenir les hoquets qui la secouent... Elle écarte le cahier d'elle, de peur que ses larmes tombent dessus et diluent l'encre vieille de vingt-sept ans. Il n'était pas loin dans ses pronostics...


Elle va passer la nuit à lire son père, à l'écouter lui sussurer à l'oreille ce qu'a été sa vie durant toutes ses années d'avant sa naissance, ses espoirs amoureux, ses déceptions, les femmes qu'il a pensé être sa future mère. Ce qu'ils se diront en ces pages n'appartient qu'à eux deux, c'est un lien qu'elle pensait ne jamais avoir et qu'elle découvre entre eux. Un fil invisible qui apparaît aujourd'hui, qui a toujours été présent sans qu'elle le sache. Elle accepterait peut-être de partager les quelques morceaux suivants :


Octobre 2026


Tu es née ! Tu es née ! Tu es née !!!
Quel magnifique journée, sans aucun doute la plus belle de ma vie... Tu es une fille ! Certes, je pense que tu es au courant désormais mais pour moi c'est une découverte ! Tu es si petite dans mes bras, si belle...

Eléa... tel est ton prénom, comme l'héroïne du roman de Barjavel. Eléa, un prénom d'ange pour mon ange à moi.


Tu n'as que quelques heures à l'heure où j'écris ces lignes et j'ai l'impression de vivre dans un autre monde. Tu es notre petit bout, à ta mère et moi, et je crois qu'il n'existe pas de mots dans quelque langue que ce soit pour exprimer ce que je ressens... J'espère que tu le ressentiras à ton tour lorsque tu auras des enfants...


Je dois arrêter là ces lignes mais je reviendrai très bientôt te voir, toi que je peux maintenant nommer : Eléa.

Avec tout mon amour, fraichement paternel.
Ton père.


Elle lève les yeux au plafond pour ravaler les larmes qui veulent couler. Elle ne veut pas pleurer, les larmes brouilleraient sa vue et elle ne pourrait plus lire. Elle se concentre, se force et reprend sa lecture.

Page après page, heure après heure, elle lit sans relâche les mots de son père. Elle l'écoute lui parler de ses premiers mots, de ses premiers pas, de ses frayeurs de père quand elle crapahutait partout, de ses premières dents et de ses pleurs.


Elle lit, encore et encore, jusqu'à ce que le soleil commence à pointer derrière ses rideaux. Et elle arrive à la date qu'elle redoutait.


Décembre 2028


Mon ange...

Pardonne l'écriture hésitante de ces mots mais la maladie ne me rend pas des plus opérationnel.

Ces mots me font mal, ils me font mal parce que je sais qu'ils te feront mal... J'ai longtemps hésité à les écrire, pour ne pas te faire souffrir... Mais il le fallait, car ce seront mes derniers mots....

Il ne me reste plus beaucoup de temps. J'ai bataillé durant de longs mois contre cette saleté qui m'emporte doucement loin de mes amours, des deux femmes de ma vie...


Je ne regrette rien de ma vie, je te l'ai appris au travers de ces lettres... Ne jamais regretter, toujours assumer. Grâce à ta mère et à toi, j'ai eu une vie emplie de bonheur et d'amour...

Je n'ai qu'un regret, je concède cette faiblesse, c'est de ne pas te voir grandir. De ne pas être là tes premiers coeurs brisés, à tes premiers amours, à la naissance de tes enfants ou ne serait-ce qu'à tes dix-huit ans, pour t'offrir ce cahier que je remplis depuis de si nombreuses années.


J'espère que ces mots seront pour toi le tendre réconfort d'un père qui n'a pu être là tout au long de ta vie.


J'ai tenté au travers de ces mots, à travers le temps, de t'expliquer comment je concevais la vie, de te transmettre une expérience que j'espère sage, d'être un père pour toi... J'en suis heureux maintenant que je sais que je ne pourrais être là pour toi, physiquement.

Mais sache, mon Eléa, mon amour, que s'il existe quelque chose après la mort, une vie, une existence quelle qu'elle soit, sache que je suis là, à coté de toi ce soir, et que si mes bras ne peuvent t'enlacer, mon âme tout entière t'embrasse et t'aime.

Je t'aime ma fille, comme je n'avais jamais pensé pouvoir aimer un être humain.
Vie tes rêves et rêve ta vie, c'est le meilleur et ultime conseil que je puisse te donner.

Avec tout mon amour, je t'embrasse et te dit au revoir...
Ton père.



Elle ne peut plus lutter contre les larmes qui coulent le long de ses joues, ses larmes mêlées de tristesse et de joie. Tristesse d'un père perdu il y a si longtemps, joie d'un père retrouvé désormais...

Elle se lève, va jusqu'à son bureau, prend son plus beau stylo plume et sur la première des pages blanches, bien trop nombreuses à la fin, qui auraient du être remplies par son père, elle écrit de sa plus belle écriture ces quelques mots :


Octobre 2044



A toi, mon père passé que j'ai perdu, à toi mon père que j'ai retrouvé dans ces lignes, à toi mon père dont je garderai le souvenir bien présent, au chaud, dans mon coeur, sache qu'à travers le temps passé,à travers le présent et à travers le futur, je t'aime.

Avec tout mon amour, je t'embrasse et te dit bienvenu.
Ta fille, Eléa.

Diachromie


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In memoriam

C'est un petit bar parisien, niché dans une ruelle derrière la Comédie-Française. Elle y entre, descendant les quelques marches de l'entrée pour pénétrer dans ce petit caveau aux lumières tamisées et au fond sonore discret mais agréable. Elle passe devant le comptoir et remarque un homme, assis seul. Sans qu'elle se l'explique, quelque chose réagit en elle en voyant son profil.

Elle rejoint ses amis, assis sur les banquettes cosy qui ornent tout le bar, tentant de comprendre cette petite étincelle dans son esprit.

Sans vraiment comprendre pourquoi, l'homme occupe ses pensées. Elle discute avec ses amis, rit, s'amuse... Mais une partie de son esprit reste focalisé sur le visage triste de cet homme.

Au bout d'une heure, elle ne tient plus, elle s'excuse auprès de ses amis et, son verre à la main, va s'asseoir au bar, à coté de l'homme. Il lève le regard et croise le sien dans le miroir qui orne le mur du fond. Petit hochement de tête, elle lui sourit.


- Pardonnez-moi... Ne prenez pas ça pour les avances d'une séductrice mais... Est-ce qu'on se connait ?

Pour seule réponse, il lui sourit.

- Bonsoir mademoiselle... Qu'est-ce qui vous fait croire que nous nous connaissons ?
- Je ne sais pas... Vous allez trouver ça idiot mais... je vous ai vu en rentrant... et il y une étrange sensation qui me trotte dans la tête depuis...

Encore une fois, il se contente de lui sourire. C'est un sourire triste... sincère, mais si triste. Son cœur se serre.

- Mauvaise journée ? Vous avez l'air un peu abattu...
- On pourrait appeler ça une mauvaise journée.

Il lève son verre à martini.

- Un toast... au célibat... Cet ami qui débarque toujours quand on croit en être débarrassé.

Elle lève son Martini Framboise et trinque dans un tintement cristallin.

- Je vois... C'est toujours une sale journée quand on se fait larguer...
- En effet... Mais c'est la vie, non ?
- Peut-être... Loin de moi l'idée de jouer la psy de comptoir mais on finit toujours pour survivre... Les jours passent, on l'oublie, on oublie l'histoire... On ne garde que les bons souvenirs et on avance.
- Et si on ne peut pas oublier ?
- On est toujours persuadé de ne pas pouvoir oublier, surtout quand c'est tout frais.
- Non, ce n'est pas ce que je veux dire... Qu'est ce qui se passerait si on était incapable d'oublier, physiologiquement parlant ?
- Vous voulez dire toujours se souvenir d'une histoire passée ?
- Non, je veux dire toujours se souvenir, de tout. Imaginez une vie comme ça, ça ne serait pas très rose...
- Hmmm... Avouez que ça aurait ses avantages, non ? Plus d'oubli de code de carte bleue, de digicode ou de code PIN... Plus d'oubli d'anniversaire, plus de trucs oubliés sur la liste des courses. Pour quelqu'un de tête en l'air comme moi, ce serait le rêve...

Il rit. Un rire honnête, sincère, mais teinté d'une étrange amertume.

- Evidemment, ça aurait ses avantages... Mais imaginez le revers de la médaille. On n'oublie plus les relations qui se terminent mal, on n'oublie plus les gens qui nous ont quitté, les membres de notre famille qui sont morts... On se souvient de tout. Bon, comme mauvais.
- J'imagine que ça ne serait pas rose tous les jours... Il paraît que notre cerveau a besoin d'oublier. Notre mémoire n'est pas faite pour se souvenir de tout... Un peu comme un disque dur, la place est limitée.
- Tout juste... C'est pour cela que le sommeil est vital, vous savez ? Notre corps recharge ses batteries pendant le sommeil. Mais notre esprit, lui, fait le tri... Il efface les données inutiles, qui parasiteraient notre conscience.
- Ce serait dur... On a besoin d'oublier pour avancer. La mémoire, sans oubli, ne serait plus la mémoire. Plus de souvenirs qui ressurgissent, plus de madeleine de Proust qui vous ramène d'un coup en enfance, nostalgique... C'est étrange... Je n'avais jamais réalisé qu'il était si important de pouvoir oublier.
- Il est rare de réaliser cela... Il paraît que certaine personne ont une mémoire sans faille, qu'ils n'oublient jamais rien. Ce n'est pas rose. Comme vous le dites, on a besoin d'oublier. Oublier ce qui fait mal, oublier ce qui déçoit...
- Vous pensez ne pas pouvoir l'oublier ?
- Vous voulez dire... « elle » ?
- Celle qui provoque cet air triste chez vous, oui.
- Je sais que je l'oublierai pas.
- On en est toujours persuadé dans ces moments là. Vous verrez, vous finirez par l'oublier.

Il plonge ses yeux gris dans les siens, avec un air malicieux lui aussi nimbé de tristesse. Quel est donc ce sentiment qui l'asticote, comme quelque chose qu'elle aurait sur le bout de la langue sans parvenir à l'articuler. Tout est triste chez cet homme. Son sourire, son regard, son rire... Il dégage une aura étrange, comme un poids sur les épaules. Pourtant, et étrangement, il ne fait pas partie de ces gens dépressifs, dont l'accablement suinte et contamine les gens alentours. Non... Cette tristesse fait partie de lui, il semble le savoir et l'accepter. Il est à la fois triste et lucide. Elle a l'étrange impression qu'il pourrait être triste et heureux à la fois...

- Il y a quelque chose en vous... comme un poids, quelque chose que vous portez mais dont vous avez l'habitude.
- Vous avez l'oeil mademoiselle...

Il sort un billet de sa poche et le pose sous son verre vide avec un regard pour le barman. Il se lève.

- Vous partez ?

Elle n'a pas réussi à dissimuler le dépit dans sa voix.

- Je dois m'en aller... Mais merci pour cette conversation.
- Ça ne me regarde pas mais... ça va aller ?

Il lui sourit, tendrement. Il se penche vers elle et embrasse sa joue.

- Ça va aller Hélène, ne vous inquiétez pas.

Il se dirige vers la sortie tandis qu'elle ouvre grand les yeux.

- Comment connaissez-vous mon prénom ?!

Il s'arrête, la main sur la poignée de la porte et se retourne.

- Vous aviez raison. On s'est connus. Il y a dix ans, à une soirée d'un ami commun. Nous avions un peu discuté, tout comme ce soir.
- Mais... pourquoi ne pas me l'avoir dit ?
- C'était dans un appartement du quatorzième, continue-t-il comme s'il n'avait pas entendu la question. Vous portiez une robe rouge, avec quelques fleurs brodées sur l'épaule droite. Vous portiez des bottines de cuir, noires. Vos cheveux étaient plus courts mais avec la même teinte auburn. Vous portiez trois bagues, une à l'index droit, une autre au pouce gauche et une dernière à l'annulaire, la même que vous portez ce soir. Vous m'aviez dit être étudiante en économie à l'époque. Vous veniez de vous faire larguer et notre ami commun vous avait invité pour vous aider à oublier ce Charles...
- Charles... Il était complètement sorti de mon esprit... mais comment vous rappelez-vous de tout cela ?

De nouveau ce sourire triste...

- Je n'oublie pas. Jamais. Bonne soirée Hélène.

Et avant qu'elle puisse réagir, il sortit et disparut dans la nuit parisienne.






« Je voudrais perdre la mémoire

Pour ne plus changer de trottoir

Quand je croise mes souvenirs. »

Georges Moustaki