Souffle


Volutes de lumière, douces capes d'éphémères
Qui nimbent en silence les songes d'espérance
Embrassez, cœurs d'éther, oubliez, cœur de fer
Étincelles en fragrance,  arômes sans violence

Autant d'éclats d'avenir, d'étoiles dans le zéphyr
De vrilles qui doucement, s'entremêlent en dansant
Caressant les soupirs, assourdissant les ires
Un amour sans amant, un souffle se lovant

Un mordoré maillage, créant un doux plumage
Doucement je me glisse, je bis, soupire et trisse
Dans cette peau sans âge, sans colère et sans rage
Embrasse la bienfaitrice, apaise les cicatrices

M'envole, terrasse les rimes, ouvre en deux l'hémistiche
Gonflant, vibrant, chantant, hurle et ris sans trêve
Lance au ciel pour témoin, aréopage et derviche :
"Je suis fait de l'étoffe dont sont tissés les rêves !"

Ad astra per aspera


Petites notes de rêves, égrainées sur une partition d'espoir
Ephémère musique qui a accompagné tant de soirs
Tu as rempli une âme émerveillée d'une douce mélopée
Illuminant la nuit sans lune de la plus belle des clartés.
Tintinnabule, caracole, volte, galope et émerveille
Et continue de chanter, cette âme à nulle autre pareille.

Pour un regard, l'orchestre onirique a retenti
Laissant le troubadour, de ravissement saisi.
Un espace d'instant, un souffle de moment,
Miracle qui ne dura qu'un éclat de temps
Et restera à jamais un doux flocon de rêve.

Typographie d'un rêve

Delicate esquisse d'un instant, elle s'est ouverte doucement,

Parenthèse accueillante, une douceur dilletante.

On s'y blottit, contre sa courbe, sans interrogation inquiétante

Majuscule, lettrine calligraphiée sur la page d'un instant.


D'exclamations en virgules, la plume sourit, toute aise

Virevoltante esperluette, alittération d'altération toute en dièse

Elle apostrophe, tout à trac, guillemets, circonflexes et points,

Enveloppe dans ses courbes les minuscules sans penser à demain.


Mais si l'encrier est plein, déjà arrive de cette page, la fin

Elan interrompu, accent tronqué, demi-sourire mutin

Car ces bras ouverts en tout début, ont bien besoin

D'un jour se refermer, de timidement relâcher cette main


Pour que la plume puisse écrire dans cet autre demi-sourire

Qu'adossée à cette courbe, ce fut un plaisir, comme une caresse

Sur les points de suspension, tendrement, sans ire,

D'écrite cette jolie parenthèse...

Songe d'un instant

Songe éthérée d'une nuit d'été

Filant dans une longue traine

Je t'ai doucement regardé...

Dieux, que parfois la réalité est vaine


D'un instant en un regard

Le temps file, s'allonge, se rendort

Finalement s'arrête, s'égare

Suspend son vol, s'évapore...


Ne restent que les azurs qui scrutent

Ceux qui souriaient à la vie

Les laissant à leur douce chute,

Emeraudes qui passent de ciel à nuit.


Doux rêve qui s'endort doucement

Un sourire aux lèvres, d'avoir vécu

S'évanouissant paisiblement

Dans la nuit, belle et nue


Car Rêve a-t-il vraiment existé

Si au réveil, lorsqu'il disparaît

Il ne laisse un goût suranné

Qui dit : « J'ai existé ! » ?

Inspiration

À écouter durant la lecture

Dans un roulis dansant, le métro glisse sur les rails sur un rythme qu'il semble être le seul à connaître. Dans les profondeurs du tunnel, la chanson de la rame résonne en écho le long des néons qui jaillissent, métronomes de l'obscurité.

Il regarde par la fenêtre, quelque peu hypnotisé, perdu dans un ailleurs. Autour de lui, le brouhaha s'éteint, les personnes se taisent, la grisaille s'amenuise. Ne reste que le souffle régulier de ces traits blancs qui se reflètent sur la fenêtre face à lui. Un demi-sourire aux lèvres, il écoute attentivement ces respirations dans les veines parisiennes. Petites, courtes, saccadées. Elles s'enchainent. Inspiration. Expiration. Scansion d'un vers sur le poème parisien. Courte. Longue. Courte. Longue. Une porte dans le tunnel. La césure. Courte. Longue. Courte. Longue.


De rimes en rimes, le métro s'élance sur le papier de ses rails, plume grattant avidement le papier pour y déposer sa rythmique. Et comme tout poème, il prend sa force lorsque l'enchevêtrement de pieds s'arrête.

Le métro jaillit hors du tunnel. Trait rageur sur la page blanche. La poésie s'arrête. Il regarde toujours à travers la vitre. Enfin à l'air libre, le métro expire dans un long souffle, à pleins poumons. De l'air ! Enfin ! Il se fait aérien, le temps de survoler la Seine, de caresser du regard les quais.

C'est là qu'il la voit, marchant doucement au bord du fleuve. Un pas régulier, une foulée paisible. Courte. Courte. Le métro s'arrête. Césure. Déjà ? Non.

Il descend de la rame, sans se presser. Il ne faut pas se précipiter. Il descend les escaliers. Peut-être sera-t-elle encore là. Ou bien sera-t-elle déjà partie, hors de vue, disparue alors qu'à peine caressée du regard. C'est pour cela qu'il va doucement. Si elle est encore là lorsqu'il tournera au coin et qu'il descendra les quelques marches de pierre jusque sur les quais, alors cela voudra dire qu'il faut continuer.

Et si elle est partie... Eh ! Il l'aura au moins entr'aperçue. Il faut savoir se contenter de ce que l'on a dans ce genre de cas. Ne jamais brusquer les choses.

Il tourne au coin. Tranquillement. Il descend les marches de pierre. Délicatement. Il lève le regard.

Elle est là. De dos, à s'éloigner. Il sourit. Et lui emboite le pas. Sans se presser, il la suit, la mesure de son pas rimant avec la sienne. Il entend ses talons frapper le pavé. Elle scande, alexandrin éphémère dans le soleil déclinant. Pas après pas, pied après pied, il écoute. Il apprend. Le monde autour d'elle s'adapte, adopte. Son rythme imprègne la brise. Deux pas, une rafale de vent. Court. Court. Long. Inspiration. Inspiration... Expiration.

Il la suit dans sa promenade dactylique et respire en même temps que le vent. Il ne pourrait la décrire. Il la ressent plus qu'il ne la voit. Il l'écoute plus qu'il ne la suit.

Sa main se lève et joue avec le vent qui glisse entre ses doigts. Chef d'orchestre d'une poésie d'un instant. Poétique du monde. Sa tête s'incline et se tourne légèrement. Il voit son profil mais ne discerne pas son visage.

Elle a toujours été ainsi. Fugace, indiscernable. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas suivi. Il réalise en la regardant que la mélopée de ses pas lui avaient manqué.

Il suit son regard, l'abandonne des yeux. Il se tourne vers les bâtiments hausmanniens qu'elle semble contempler par delà la Seine. Il sourit. Elle semble lui dire « Ne me regarde pas moi... Regarde les, eux. ».

Il secoue la tête doucement, amusé. Il les a souvent regardé. Ils l'ont souvent inspiré. Mais ce soir, c'est elle le souffle qu'il cherche depuis de longs mois. Il ramène ses yeux sur elle, juste à temps pour remarquer un petit haussement d'épaules.

«
Soit... Si c'est ce que tu veux » se plait-il à traduire.

Il inspire quand elle expire. Rimes croisées. Il ne la suit plus. Il l'accompagne. A contre-temps, au croisement d'un instant. C'est un ballet de pas. Une danse marchée. Il écoute, attentivement. Il se laisse porter, délicatement.

Sont-ce ses pas à lui qui accélèrent ou les siens qui ralentissent ? La voilà de plus en plus proche. La rumeur de ses pas se fait de plus en plus nettes. Il avance. Long. Long. Court. À chaque vers, elle se rapproche un peu plus.

Long. Long. Court. Il sent l'odeur de ses cheveux.

Long. Long. Court. Une mèche frôle son visage.

Long. Long. Court. Elle s'arrête.

Lentement, accompagnant le vent, accompagnée par le vent ?, elle se retourne et lui fait face.

Elle sourit. Il sourit. Rimes.

« Je t'attendais. ».

«
Je sais. » répond-elle.

Elle le prend par le bras et continue sa promenade avec lui.

Ce soir, la page ne sera pas restée blanche.

Pour eux

Je me souviens d'un moment, étant gamin... Je visitais mon arrière grand-mère, la grand-mère de ma mère. Je n'étais pas bien haut, probablement encore à l'école primaire. Je venais souvent jouer chez ma grande mamie, son appartement avait un petit escalier intérieur qui faisait la joie de mes petits soldats parachutistes.

Ce jour-là, un homme était présent. Aussi agé que mon arrière grand-mère, cet homme m'avait fait un peu peur lorsque je posais mon regard sur lui pour la première fois. Son visage avait la bonhommie de toutes les personnages agés face à des enfants. Mais ses mains... Je n'en détournais mon regard que parce que l'éducation de ma mère nous avait appris les bonnes manières.

Cet homme n'avait plus que quatre doigts. Je ne réalisais pas à l'époque qui il était. Ni quel accident avait pu lui oter autant de doigts. C'est bien des années plus tard, en découvrant au détour d'une conversation d'adultes, moi-même étant devenu adulte, que je compris. Cet homme avait été un résistant. Et les doigts qu'il avait perdus avaient été le prix à payer pour être tombé entre les mains de la Gestapo.

J'avais déjà entendu parler d'une branche honteuse de ma famille, éloignée, perdue, sans grande peine ni tristesse. Ceux qu'on appelait les "collabos". Le souvenir honteux.

Pourquoi alors n'avais-je jamais entendu parler de ce que ceux que je connaissais avaient fait ? Car si mon arrière grand-mère était si complice avec cet homme, c'est qu'elle aussi avait payé un lourd tribut durant ces sombres années.

Je ne posais pas de question au début. Le souvenir était peut être douloureux. Le temps passe et apaise les plaies. Mais cela n'est en rien une raison pour tenter de les rouvrir sans l'accord des intéressés. Alors j'ai écouté. Petit à petit, j'ai réuni des morceaux d'histoire, des souvenirs, des pans de vie dont j'ignorais tout. Et un jour, en 2008, le gouvernement allemand s'est manifesté et a contacté ma grand-mère.

Ce jour-là, j'ai posé les questions. Et découvert que si un pan de ma famille que je n'ai jamais connu avait collaboré pendant la guerre, un autre pan que j'avais un peu mieux connu, lui, avait été à l'opposé. Et que leur histoire méritait d'être connue.


*


Les fusils se lèvent en même temps, dans une mortelle chorégraphie. Les gueules noires, béantes et avides, le guettent. La lueur de la lune se reflètent sur l'acier brillant tandis que le temps ralentit et se fige.

Il les regarde, ces cinq hommes aux bottes aussi brillantes que leur fusil. Il croise le regard de l'un d'eux. Il ne tremble pas, ne cille pas, ne semble pas même vivre. Une statue de la mort, voilà ce qu'il est. Peut-être est-il mort de peur à l'idée d'ôter une vie. Peut-être croit-il dur comme fer que l'unique fusil chargé à blanc est entre ses mains et que son coup de feu ne tuera pas.

Ou bien apprécie-t-il le moment.

À coté des cinq hommes, un sixième. Un imperméable de cuir et un brassard rouge autour du bras, il a les mains dans les poches et fume une cigarette. Son chapeau projette une ombre nocturne sur son visage qui s'éclaire à chaque latte de cigarette.

Fernand les regarde. Il ne tremble pas. Il est mort de peur, mais il ne tremble pas. Qu'ils prennent sa vie comme ils ont pris la vie de tant d'autres avant lui. Mais ils ne prendront pas sa dignité.

Il ne veut pas fermer les yeux pour se plonger dans ses souvenirs. Alors il visite sa mémoire, les yeux grands ouverts sur les canons figés.

Fernand n'a pas trente ans.
Fernand est marié.
Fernand a une petite fille.
Fernand est un résistant.
Fernand va mourir.

*

Le tonnerre éclate au loin. Le convoi arrive. Fernand fait le guet avec des jumelles. Son visage est barbouillé de boue. Les premières lueurs des phares apparaissent au loin, avant le virage du chemin cantonal. Le premier véhicule apparaît. Une camionnette, remplis de soldats qui se tiennent du mieux qu'ils peuvent sur le chemin cahotant. Fernand range les jumelles dans sa besace pour éviter tout reflet sur les verres qui les trahirait, lui et ses compagnons. Il se retourne et dévale la pente jusqu'au ruisseau. Sous le pont, il fait signe à ses deux compagnons. Ils hochent la tête et connectent les derniers fils au détonateur. En courant, ils se dirigent vers le sous bois, aussi loin que le leur permet la longueur de câble. Le câble est rare en cette période d'occupation, ils ne peuvent donc pas aller bien loin. Juste assez pour ne pas être soufflé par l'explosion.

Le convoi arrive. Jean, le plus âgé, a les mains sur les détonateurs. Gaston, à peine 15 ans, se prépare à déconnecter le détonateur. Eux aussi se font rares, hors de question de l'abandonner en fuyant. Fernand est à demi-debout et scrute le convoi. Le premier camion s'engage sur le pont. Puis le deuxième... Jean attend son signal, tremblant, les mains moites posés sur la manette.

Attendre. Encore un peu. Le premier camion est bientôt arrivé à la sortie du pont.
Un bon timing, pour faire le maximum de dégâts.

Il tape sur l'épaule de Jean. Dans la seconde qui suit, la nuit se transforme en apocalypse. L'explosion assourdissante les jette au sol. À peine le temps de se relever, Gaston déconnecte le détonateur, un dernier regard en arrière pour voir les deux premiers camions retomber dans les hurlements de métal... et dans les hurlements humains.

Les premières balles fusent. Les soldats des camions suivants tirent à l'aveuglette. Mais les trois résistants sont déjà loin, à courir comme des dératés à travers le bois obscur.

Pas de cri de joie. Pas d'enthousiasme.
Ils sont fermiers, commerçants, marchands.
La guerre est venue à eux et le sens du devoir, la fatalité ou la colère les ont poussés à prendre les armes de la nuit.

Ni soldat, ni mercenaire.
Ils sont français et se battent pour défendre leurs foyers.
Des héros ordinaires, des héros morts de peur, des héros sans le chatoiement mystique qui englobe les personnages des histoires et des contes.
Mais des héros avec cette force et ce courage qui, jour après jour, les font défier la mort.

En un mot comme en cent, des héros qui ne se considèrent pas comme des héros. Et l'Histoire sait pourtant qu'ils l'étaient.

*

Elvire, dite Fernande, est la femme de Fernand. Elle aussi est une résistante. Aujourd'hui, elle marche sur la route pour rejoindre la ville voisine. Dans son panier, des poireaux. Sous son panier, des bâtons de dynamite.

Mère et épouse, elle s'avance résolument vers le barrage militaire. Elle serre les dents pour contrôler les tremblements de son corps. De l'autre coté du barrage, une cellule a besoin de ces explosifs. Il faut les faire sortir de la ville.

Le soldat lui demande ses papiers. Dans un sourire et dans un geste dans lequel elle met toute sa volonté pour l'empêcher de trembler, elle lui tend sa carte. Le soldat la regarde, puis regarde Fernande.

Elle ne peut s'empêcher d'imaginer le pire, qu'il demande à fouiller son panier, qu'il découvre les explosifs, qu'elle soit arrêtée et...

- Avancez !

Elle retient un soupir, continue de sourire et s'en va sur le chemin, à marche normale alors que tous ses instincts lui hurlent de se mettre à courir à toutes jambes.

Un sursis. Un bout de vie volé en plus. Qui permettra de tenir encore un peu plus.

*

Un train vrombit dans la nuit, Fernand et Jules sont terrés dans les bois non loin du chemin de fer. Au loin, les lumières des miradors strient la nuit de leurs rayons blafards.

Les explosifs sont placés. Le détonateur est en place. Il ne reste plus qu'à attendre que le train passe au bon endroit et...

- HALT !

La main sur le détonateur, Fernand se fige. Une sueur glacée lui glisse le long du dos. Il ne respire plus. Un canon de fusil se colle à l'arrière de son crâne.

Jean a ses cotés réagit au quart de tour et dégaine un revolver en se relevant. Un bruit mat, de crosse contre crâne, résonne et Jean s'effondre.

Le soldat lui hurle quelque chose, probablement de lâcher le détonateur. C'est donc pour ça, se dit Fernand, qu'il n'a pas encore tiré. Il a peur que j'actionne le détonateur en tombant en avant...

Le train arrive. Le soldat hurle encore plus fort. Fernand ne bouge pas. Le train avance encore. Il est presque au point d'explosion.

Il sent un mouvement d'air derrière lui. Le soldat a finalement décidé d'utiliser sa crosse pour assommer Fernand et le jeter sur le coté. Fernand sent plus qu'il ne voit la crosse reculer puis amorcer sa descente vers sa tempe. Sa main se crispe et actionne le détonateur.

Il est inconscient tandis que le chemin de fer explose et que le train déraille...

*

Il les regarde ces canons béants, et il pense à sa femme, Fernande, et à sa fille, Marie-José.
Il pourrait hurler quelque chose d'héroïque, un « Vive la France » ou «Vive la Résistance ! ». Mais Fernand n'est pas un héros.

Juste un homme qui a défendu les siens.

L'officier de la Gestapo jette sa cigarrette et lâche un court mot, à peine deux syllabes.
Fernand est mort avant d'avoir entendu la salve.

Derrière lui, une veuve et une orpheline.
Derrière lui, la fierté de ses descendants.

Car de par son sacrifice, et grâce aux si nombreux sacrifices d'autres héros ordinaires comme lui, la France se relèvera. Et vivra.

*

À la mémoire de mon arrière grand-père, Fernand Machon, exécuté en 1942 par l'armée allemande pour sabotage et faits de résistances.
En l'honneur de mon arrière grand-mère, Elvire « Fernande » Machon, déportée à Dachau en 1943, survivante, décorée de la Légion d'honneur pour acte de bravoure pendant la deuxième guerre mondiale.
Et en mémoire de tous les héros ordinaires de cette époque. Et aux orphelins qu'ils ont laissé derrière eux.

Demain dès l'aube...


Demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne...

Demain, dès l'aube, alors que les fleurs de givres s'épanouiront sur les rares arbres alentours, je n'ouvrirai pas les yeux. Je n'aurais pu les fermer de la nuit, sachant ce qui m'attend.

Recroquevillé sur moi-même pour me protéger du froid, je déplierai un à un mes membres endoloris et je me lèverai. Les yeux rougis, mon regard se posera sur les couronnes gelées autour de moi, sur le linceul blanc de ce monde si immaculé et pourtant si ténébreux.

Que nous est-il donc arrivés pour que ce paysage si merveilleux soit devenu synonyme de mort, d'inéluctabilité, de fatalité ?

Que voilà une question à laquelle je n'ai nul besoin de réponse. Quelle qu'elle soit, elle ne me sera pas utile.

Car demain, je me lèverai. Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. Mais là où je vais, je dois aller seul. Dans l'étreinte glaciale de cette matinée, ma main se posera sur mes affaires, que je glisserai lentement sur mon dos, savourant par obligation, si ce n'est par dépit, les quelques minutes qui me sépareront de mon départ. Ma main se posera tremblante sur le bois. Les morceaux de métal glacé feront écho au vent d'hiver qui s'insère dans nos abris, aux frimas qui enlacent nos cœurs.

Je ne regarderai pas autour de moi. Pour ne pas croiser les regards. Douloureux échos du mien.

Lorsqu'il sera temps, j'irai par la forêt, j'irai par la montagne de notre abri. Je monterai un à un les échelons pour sortir, le vent fera claquer ma capote comme un drapeau d'adieu. Je ne regarderai pas en arrière. Je ne pourrai pas. Je ne voudrai pas. Il n'y aura plus rien derrière moi. Je laisse tout, j'abandonne tout. Ce que j'ai, je l'emporte avec moi, au plus profond de mon être.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. Il faut que je parte. La douleur me lacère, mes entrailles pourtant glacées sont en feu. J'ai peur. Est-ce le froid qui me fait trembler ou bien cette terreur qui vit en mon sein depuis tant de mois, des mois qui me paraissent des décennies ?


Une fois à l'air libre, mon envol pris, je marcherai les yeux fixés sur mes pensées. Un pas après l'autre, mes godillots faisant crisser la neige sous la semelle éclatée. Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit. Peu importe les cris enveloppant mon départ, peu importe le fracas qu'il déclenchera. Je marcherai. Je marcherai face au vent, face à l'étendue inconnue qui s'ouvrira à moi. Je partirai loin de toi, car tu es loin de moi. Et là où je suis désormais, nos chemins jamais ne se croiseront.

Je marcherai comme un condamné, seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisés sur ce morceau de bois et de métal qui ne me quitte plus depuis bien trop longtemps. Abandonné, j'abandonne. J'aimerai dire que je partirai le cœur serein. Ce serait noble, courageux. Mais ce serait faux. Je partirai tremblant, je partirai les larmes aux yeux. Tant mieux, je ne verrai pas le chemin à prendre comme cela, les larmes brouilleront ma vue. Je partirai triste. Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. Le soleil sera ma lune. L'aube, mon crépuscule. Ne m'en veux pas mais je partirai seul. Je t'abandonnerai. Tu m'en voudras. Tu verseras des larmes. Pour moi, contre moi, je ne le sais. Mais il y aura quelque chose qui réchauffera mon âme transie dans ces terres gelées. Savoir que quelqu'un, quelque part, pensera à moi et me pleurera. Je n'ai nul droit sur toi. Je n'aurais qu'une prière : ne m'en veux pas. Les choses auraient pu tourner autrement. Si nous étions nés à une autre époque, dans un autre lieu. Mais Dieu a voulu que nous naissions ici, en ce jour. Alors faisons ainsi. Que pourrions-nous faire d'autre ?


Je garderai en moi le souvenir des tes cheveux que tu délassais le soir venu, dans le vent en haut de la falaise. Face à la mer, je te regardais dans le soleil couchant. Cette douce chevelure, tant de fois caressée, tant de fois sentie lorsque je t'embrassais. Les plus belles choses ont une fin parait-il. Je ne sais pour le monde, mais pour celles-ci, c'est malheureusement vrai. Lorsque je me lèverai et marcherai demain matin, je ne regarderai ni l'or tombant du soir qui s'échoue sur cette falaise, ni les voiles au loin descendant vers Harfleur. Mais je n'aurais nul besoin de les voir lorsque mes pas me feront avancer dans le fracas des hommes. Nul besoin de les voir pour sentir la chaleur de ta peau, réchauffée par notre soleil normand. Nul besoin de sentir tes cheveux glisser entre mes doigts pour ressentir leur douceur. Tout cela est en moi. Et lorsque ce crépuscule honni arrivera, je l'embrasserai avec ces souvenirs en mon cœur.

Et lorsque fatigué, je me coucherai sur le sol gelé de la terre sans homme, je m'endormirai un sourire aux lèvres.

Un jour, je reviendrai chez nous. Et quand je reviendrai, tu mettras sur ma tombe un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


S'il est possible d'aimer par delà la folie des hommes alors sache que je t'aimerai toujours. Et si cela n'est pas possible, tant pis, je le ferai quand même. Tu sais à quel point je peux être têtu parfois.



Avec tout mon amour, ma douce Mathilde, je t'embrasse une dernière fois.

Ton Mathieu qui t'aime.

Verdun, 14 mars 1916


Inspiré par le poème de Victor Hugo "Demain dès l'aube..."

Musique tirée de la bande-originale de "Un long dimanche de fiançailles". Composition : Angelo Badalamenti