Calligramour





Songe sur papier


Il est assis devant sa table à dessin. Une petite musique en fond sonore égrène de douces notes sur une voix féminine. La pièce est plongée dans la pénombre, seule sa lampe de bureau jette un regard cru sur sa table. La musique est parfois dérangée par les légères bulles lorsqu'il tire sur son narguilé.

Le crissement silencieux de son crayon sur le papier se cale sur sa respiration. Ou bien la respiration se cale sur les traits. Il est hors du temps, hors du monde. Il dessine. Petite bulle de sérénité et de paix où il se laisse emporter. Les volutes de fumée passent devant ses yeux, envahissent son dessin puis s'évanouissent, comme un brouillard éphémère.

Il créé. Il rêve. Il savoure.

Sous ses yeux, sous son trait, commencent à apparaître les murs. Il les dessine un peu vieux, de brique rouge. Une fois les murs terminés, il s'attaquent à la porte. Il sculpte le heurtoir, en forme de plume. Il s'attaquent ensuite aux fenêtres, à guillotines, qu'il apprécie particulièrement, trop rares en France à son goût. Avec ses crayons, il façonne, il taille, il peint. Maçon de papier.


Il entend un frottement derrière lui. Des bras passent autour de son cou tandis qu'il sent un souffle chaud sur sa nuque.


- Salut toi...
- Salut l'architecte...
- Je t'ai réveillée ?
- J'ai juste senti un vide dans le lit, mon homme a disparu. L'aurais-tu vu ?
- Je crois qu'il est perdu dans ses rêves...
- Hmmm... Penses-tu que je pourrais l'y rejoindre ? Que dessines-tu ?
- Un rêve justement...
- La maison de tes rêves ?
- Oui...
- Elle est belle.

Il pose son crayon et passe ses mains sur les chauds avant-bras qui l'enserrent, les caressant doucement.


- Ce n'est qu'un doux rêve éveillé.
- Pourquoi ne serait-ce qu'un rêve ? Un architecte ne peut-il donc pas construire la maison de ses rêves ?
- Oh si, il peut... mais ce serait dangereux.

- Il est donc si mauvais architecte ?
- Hahaha.... Non, il pourrait la construire sans qu'elle s'écroule... Mais c'est risqué.
- Et pourquoi ça ?
- Les rêves peuvent-ils être à la hauteur de la réalité ? Imaginons que je construise cette belle maison... Serait-elle aussi belle, aussi parfaite que dans mes rêves ?
- Pourquoi ne le serait-elle pas ?
- Parce que tout est parfait dans les rêves... C'est le propre du rêve, créer quelque chose sans défaut, imaginer la perfection...
- Et tu penses que la perfection n'est pas de ce monde ?
- A part toi tu veux dire ?
- Idiot...

Elle le serre plus tendrement.

- A quoi bon rêver si ce n'est pour réaliser ce rêve ?
- Le rêve est doux. La réalité l'est parfois moins...
- Donc tu préfères rester dans le rêve ?
- Lui au moins ne me décevra pas, non ?
- Certes... Mais si jamais la réalité était à la hauteur de ton rêve, ne serait-ce pas plus beau qu'un rêve couché sur papier ?
- Si, bien sûr... mais le pari est risqué.
- Ou une cruelle déception dans la réalité, ou un rêve sans faille dans l'éphémère...
- C'est ça...
- Antoine de Saint-Exupéry disait : « Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve... ».
- Pas la moitié d'un idiot cet Antoine... Il aurait du écrire des bouquins !
- Idiot...
- Deux fois idiot dans la même soirée ? Je cumule !
- Je vais aller me coucher avant de le redire une troisième fois.

Elle se glisse sur ses genoux et dépose un délicat baiser sur ses lèvres.

- Bonne nuit beau rêveur...
- Bonne nuit beau rêve...

Elle s'éclipse à pas feutrés, le laissant seul devant sa feuille à dessin, devant ses songes.
Tenter le rêve dans la réalité ? Le pari est tentant... mais il ne sait pas s'il aura le courage de tenter l'aventure... La réalité est parfois cruelle... Mais la tentation est parfois grande...
Il contemple son rêve, couché sur papier.
Très tentant... Peut-être.
Un jour... S'il a le courage.

En attendant, il signe au bas de son dessin, en inscrivant l'idéogramme japonais du rêve.
En attendant.

Finalement, sous l'idéogramme, il rajoute : « Si on ne peut avoir la réalité, le rêve vaut tout autant. ».

Au revoir...

Ambiance musicale (à ouvrir dans une fenêtre à part)


Pride can stand a thousand trials...


Même avec les écouteurs de son Ipod dans les oreilles, elle les entend. Elle pourrait augmenter le volume, mais elle n'en fait rien. Par dépit peut-être... ou par curiosité. Elle a envie de voir jusqu'où peut aller leur connerie.

« - Elle est bien trop jeune pour prendre une telle décision ! »

Le génie qui profère cette imbécilité, c'est son oncle Patrick.


The strong will never fall...


Elle ne l'a jamais vraiment apprécié. C'est sa famille, donc elle ne le déteste pas. Mais humainement parlant, elle ne lui a jamais trouvé grand intérêt. 20 ans : « Bien trop jeune » ? Quel âge faut-il avoir selon lui pour prendre une telle décision ? Le sien au hasard ?

Elle écoute la même chanson, en boucle, encore et encore tandis qu'ils se disputent. Et elle pense à lui. Faut-il vraiment qu'ils s'engueulent maintenant ?


But watching stars without you...


« - C'est son choix, nous devons le respecter, que ça te plaise ou non ! »

Merci maman... enfin une parole sage dans ce capharnaüm de crétinisme.

Plus elle pense à lui, plus ses yeux la piquent...


My soul cried.


« - Mais c'est quoi le problème de cette famille ? Pourquoi toujours toutes ces lubies !? »

Sérieux tonton, ferme la...

« - Comment oses-tu parler de ta famille comme ça ? »

« - Parce que j'en ai ras le bol... Depuis qu'on est mômes c'est comme ça ! »

Oh oui tonton, depuis que tu es môme. Depuis que ta soeur, ma mère, est môme aussi. Et aussi depuis que je suis môme. Mais nous, ça ne nous pose aucun problème.

« - C'est à elle de décider ! Pas à toi ! Ni à moi ! Ni à aucun membre cette famille tu m'entends ?! C'est à elle, et à elle seule de choisir... »


Heaving heart is full of pain, oh, oh, the aching.


Elle retient ses larmes. Larmes de tristesse, larmes de colère, larmes de ras-le-bol. Elle bout. Elle bout et son coeur pleure. Sa poitrine lui fait mal mais elle se retient de crier et de hurler, de tout envoyer valser. Elle ne veut pas donner cette victoire à son idiot d'oncle.

« - Bon Dieu, comme si ça ne suffisait pas qu'il ait décidé de partir comme ça, il faut que ça continue encore dans le délire ! »

« - Bon sang Patrick, comment peux-tu parler de lui comme ça ? »


'Cause I'm kissing you, oh.


Elle se lève. Le silence se fait. Sa mère la regarde avec des yeux humides, à l'instar des siens. Quant à son oncle, il a le visage cramoisi et ses yeux semblent sur le point de jaillir de leurs orbites. Elle s'avance vers lui, sans un mot, sans même retirer ses écouteurs. Elle le regarde droit dans les yeux.


I'm kissing you, oh.


Et elle le gifle. La claque retentit dans le silence mortuaire. Avant qu'il puisse répondre, avant qu'il ai le temps de hurler, elle s'empare du sac qui trône sur la table, au centre de la dispute et s'en va en courant, claquant la porte derrière elle.

Vivre sans regret. Mourir sans regret.

Elle a bien retenu la leçon.


Touch me deep, pure and true, gift to me forever


Elle court dans les rues de Paris, sa robe claque au vent, ses talons résonnent sur les trottoirs. Elle ne pleure pas. Elle serre les dents. Et elle court, elle court... Au moment où la porte a claqué derrière elle, elle ne savait pas encore où elle allait se rendre. Mais maintenant qu'elle est en pleine cavalcade, elle sait. C'est une évidence pour elle. Il n'y a qu'un seul endroit.


'Cause I'm kissing you, oh.
I'm kissing you, oh.
Where are you now?
Where are you now?


C'est la dernière chose qu'il lui a demandé avant de partir. Il lui a fait entièrement confiance. Elle ne le décevra pas. Elle court le long des quais, la Seine courant à ses cotés comme une amie qui l'encourage. Cours, cours jeune fille !

Elle ralentit et marche sur les derniers mètres pour reprendre son souffle. Elle grimpe les quelques marches qui se posent devant elle et grimpe sur le pont, ses talons claquant sur les lattes de bois. Elle y est. Elle s'arrête au milieu du pont et ouvre le sac.

Elle en sort une urne. Le vent la pousse dans le dos, contre la rambarde, comme s'il l'encourageait lui aussi. Elle retire le couvercle.

C'est ici et nul part ailleurs. Sur ce pont qu'il a toujours aimé, sur ce pont où il a dit au revoir au monde.


« - Tu l'as dit toi-même, tu es mort comme tu as vécu, un poète perdu dans les rues de Paris. Alors il n'y avait qu'un endroit où je pouvais faire ça, il n'y avait qu'un endroit où je pouvais te faire reposer en paix... »


Elle retourne l'urne et laisse les cendres s'envoler dans le vent, s'éparpiller par dessus la Seine. C'était sa dernière volonté, que ce soit elle qui choisisse l'endroit où répandre ses cendres. Une dernière lubie dirait son oncle. Elle dirait plutôt un dernier caprice poétique. Elle adorait ses caprices poétiques. C'était son charme à lui, ses rêveries qui faisaient de lui un homme toujours souriant. Ce sont ses rêves qui lui ont appris à rêver à son tour, à voir ce monde sans la grisaille, à aimer cette ville et à sourire à la vie.


'Cause I'm kissing you.
I'm kissing you, oh.


« - Adieu papy... et merci. »