Sans mot dire

Ambiance musicale


Il est tard. Si tard qu’il sera tôt dans peu de temps. La nuit est encore noire, le soleil n’a pas commencé à darder ses premiers rayons à l’horizon. L’air de la nuit parisienne est frais, si frais qu’elle en frissonne.

Elle, c’est cette jeune femme qui semble être la seule âme en vie dans ce quartier de Paris. Assise sur le rebord de pierre du Pont-Neuf, elle observe l’eau sombre de la Seine qui charrie ses rares poissons, ses détritus et ses vieux pneus de motocyclettes... Elle scrute sans bouger, observe sans respirer, étudie sans vibrer. La seule once de mouvement qui l’enveloppe est celle des manches de son chemisier bleu pastel, agitées par le léger vent de cette fin de septembre.

Immobile statue, Vénus figée dans les ténèbres, elle est là, ses cheveux blonds tombant en cascade sur son dos, ses yeux d’émeraude ne laissant pas deviner les tourments qui hantent son âme. Qui pourrait ne serait-ce que deviner pourquoi une femme si jeune, si belle, se tient presque hagarde sur ce pont parisien ? Chagrin d’amour, déception sentimentale, coeur brisée ? Renvoi abusif, harcèlement moral, tensions avec ses collègues ? Chômage, peine à payer le loyer, risque d’expulsion ?

Tant de raisons peuvent tarauder l’esprit humain, tant d’adversités, de coups durs... Il est parfois si difficile de relever la tête...

Et parfois si tentant de plonger la tête la première dans l’eau froide de l’Oblivion... ou de la Seine...

Elle se lève, elle bouge, elle est donc vivante ! Debout sur le parapet, elle lisse sa courte jupe en jean et entreprend de marcher le long du pont. Ses bottines de cuir résonnent sur la dure pierre, écho lancinant d’un coeur qui ne sait plus trop bien battre. Le vent souffle un petit peu plus fort, comme un grand farceur qui voudrait précipiter sa chute. Patience, patience... Il ne faut pas être aussi impatient.

Elle marche, elle marche, ses pas résonnent et elle écarte les bras, tel un équilibriste sur le fil de la vie, de sa vie, pour qui un faux pas signifie une chute sans filet dans l’eau froide de la mort. Le rebord du pont est large, pourtant elle marche à son extrême bord, défi à son équilibre, défi à l’adhérence des semelles de ses bottines... Défi tout court à cette chienne de vie.

Finalement, lasse de jouer comme au cirque, elle se rassoit. Et elle attend. Elle attend, bien qu’elle ne sache pas trop ce qu’elle attend. Une réponse de la nuit ? Un conseil du vent ? Un ordre du fleuve ? Le vent souffle, et elle souffre. La nuit tombe, et elle sombre. Le fleuve pleure, et elle s’y meurt.

Des pas résonnent alors sur le trottoir. Elle ne se retourne pas, laisse le passant passer, le quidam inconnu continuer sa route loin de se détresse à elle. Les pas s’arrêtent, beaucoup trop près d’elle à son goût. Elle ne se retourne pas. Elle ignore cet être indésirable qui vient parasiter sa tristesse. Elle continue de regarder ce fleuve qui coule sans prêter attention au reste du monde, aux restes du monde.

Les pas reprennent... et ils grimpent sur le rebord du pont ! Les pas s’assoient à coté d’elle ! Elle regarde sans regarder, du coin de l’oeil, discrètement, à qui appartiennent ces pas.

Ils appartiennent à des chaussures à talons aiguilles noirs. Et ces chaussures à talons aiguilles noirs appartiennent à une paire de jambe qui elle même rejoint une robe rouge dans laquelle se trouve une jeune rousse aux yeux verts... Elle risque un regard vers ce visage attirant... La rousse lui sourit... Elle tourne aussitôt la tête et retourne à sa contemplation fluviale...

Les yeux verts noyés de cheveux roux. Cette rousse est belle. Mais pourquoi vient-elle ici ? Pourquoi s’assied-elle à coté d’elle ?

Elle ne parle pas. Elle non plus d’ailleurs. Elles ne parlent pas toutes les deux ! La rousse agite ses jambes blanches dans le vide, laissant ses chaussures osciller au bout de son pied. Elle jette un oeil vers notre étrange blonde... et d’un coup de pied, envoie valser sa chaussure gauche dans la Seine. Elles regardent toutes les deux la chaussure chuter sans cri dans la Seine qui se dépêche de la happer comme un poisson goberait une mouche à la surface... L’une à la regard rieur, l’autre a le regard étonné. Mais toutes deux ont les yeux tournés vers la même chose. La blonde regarde la rousse qui, dans un sourire, regarde les bottines de sa camarade... Cette dernière jette un oeil à sa bottine gauche... et dans un geste rapide, en défait la fermeture Eclair. Puis dans un élancement de jambe, elle envoie valdinguer sa bottine dans la Seine. En réponse, la rousse lance de nouveau son pied en l’air en riant. Une chaussure à talons aiguilles décrit une courbe parabolique et file à la suite de la bottine... Puis c’est finalement la seconde bottine qui s’envole alors que sa soeur vient à peine de toucher l’eau.

Elles sont là, toutes les deux, à sourire bêtement en regardant la Seine. La rousse se met debout sur le rebord, parallèle au pont et tend une main vers la jeune femme blonde. Celle-ci regarde la main, d’abord hésitante, puis consent à la prendre et se met debout aussi. Elles sont maintenant toutes les deux debout sur le rebord du pont, deux figures étranges dans la nuit parisienne, deux âmes encore éveillées dans la nuit qui s’éteint.

A l’horizon, les nuances de noir deviennent des nuances bleu marine et bientôt elles deviendront de plus en plus claires.

Il est si tard qu’il en est tôt. Bientôt le Soleil réchauffera l’air parisien.

Mais pour l’instant, nos deux jeunes femmes descendent du pont et, toujours main dans la main, marchent, le pied nu, dans les rues de l’aube de l’ancienne Lutèce...

Et ce soir, c’est un sourire qui aura réchauffé un coeur... Car un sourire, ça peut faire beaucoup de chose, parfois plus que les mots... Un sourire ça panse les plaies, c’est un baume sur les blessures, une compresse sur les meurtrissures de la vie.

Et un sourire, perdu dans la nuit, ça peut sauver une vie...

2 Response to "Sans mot dire"

  1. Anonyme Says:
    18 juin, 2005 12:57

    superbe, icy...
    j'adore le moment où la jeune rousse laisse tomber sa chaussure dans la Seine.
    et puis, tu as bien saisi les émotions qui étreignent le coeur humain dans ces instants où tout vacille...
    (je m'y suis reconnue, enfin, chuis pas rousse ;) )
    Bises Raphie

  2. Med says:
    18 juin, 2005 14:34

    Merci ma Raphie, j'en rougis :)