Demain dès l'aube...


Demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne...

Demain, dès l'aube, alors que les fleurs de givres s'épanouiront sur les rares arbres alentours, je n'ouvrirai pas les yeux. Je n'aurais pu les fermer de la nuit, sachant ce qui m'attend.

Recroquevillé sur moi-même pour me protéger du froid, je déplierai un à un mes membres endoloris et je me lèverai. Les yeux rougis, mon regard se posera sur les couronnes gelées autour de moi, sur le linceul blanc de ce monde si immaculé et pourtant si ténébreux.

Que nous est-il donc arrivés pour que ce paysage si merveilleux soit devenu synonyme de mort, d'inéluctabilité, de fatalité ?

Que voilà une question à laquelle je n'ai nul besoin de réponse. Quelle qu'elle soit, elle ne me sera pas utile.

Car demain, je me lèverai. Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. Mais là où je vais, je dois aller seul. Dans l'étreinte glaciale de cette matinée, ma main se posera sur mes affaires, que je glisserai lentement sur mon dos, savourant par obligation, si ce n'est par dépit, les quelques minutes qui me sépareront de mon départ. Ma main se posera tremblante sur le bois. Les morceaux de métal glacé feront écho au vent d'hiver qui s'insère dans nos abris, aux frimas qui enlacent nos cœurs.

Je ne regarderai pas autour de moi. Pour ne pas croiser les regards. Douloureux échos du mien.

Lorsqu'il sera temps, j'irai par la forêt, j'irai par la montagne de notre abri. Je monterai un à un les échelons pour sortir, le vent fera claquer ma capote comme un drapeau d'adieu. Je ne regarderai pas en arrière. Je ne pourrai pas. Je ne voudrai pas. Il n'y aura plus rien derrière moi. Je laisse tout, j'abandonne tout. Ce que j'ai, je l'emporte avec moi, au plus profond de mon être.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. Il faut que je parte. La douleur me lacère, mes entrailles pourtant glacées sont en feu. J'ai peur. Est-ce le froid qui me fait trembler ou bien cette terreur qui vit en mon sein depuis tant de mois, des mois qui me paraissent des décennies ?


Une fois à l'air libre, mon envol pris, je marcherai les yeux fixés sur mes pensées. Un pas après l'autre, mes godillots faisant crisser la neige sous la semelle éclatée. Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit. Peu importe les cris enveloppant mon départ, peu importe le fracas qu'il déclenchera. Je marcherai. Je marcherai face au vent, face à l'étendue inconnue qui s'ouvrira à moi. Je partirai loin de toi, car tu es loin de moi. Et là où je suis désormais, nos chemins jamais ne se croiseront.

Je marcherai comme un condamné, seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisés sur ce morceau de bois et de métal qui ne me quitte plus depuis bien trop longtemps. Abandonné, j'abandonne. J'aimerai dire que je partirai le cœur serein. Ce serait noble, courageux. Mais ce serait faux. Je partirai tremblant, je partirai les larmes aux yeux. Tant mieux, je ne verrai pas le chemin à prendre comme cela, les larmes brouilleront ma vue. Je partirai triste. Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. Le soleil sera ma lune. L'aube, mon crépuscule. Ne m'en veux pas mais je partirai seul. Je t'abandonnerai. Tu m'en voudras. Tu verseras des larmes. Pour moi, contre moi, je ne le sais. Mais il y aura quelque chose qui réchauffera mon âme transie dans ces terres gelées. Savoir que quelqu'un, quelque part, pensera à moi et me pleurera. Je n'ai nul droit sur toi. Je n'aurais qu'une prière : ne m'en veux pas. Les choses auraient pu tourner autrement. Si nous étions nés à une autre époque, dans un autre lieu. Mais Dieu a voulu que nous naissions ici, en ce jour. Alors faisons ainsi. Que pourrions-nous faire d'autre ?


Je garderai en moi le souvenir des tes cheveux que tu délassais le soir venu, dans le vent en haut de la falaise. Face à la mer, je te regardais dans le soleil couchant. Cette douce chevelure, tant de fois caressée, tant de fois sentie lorsque je t'embrassais. Les plus belles choses ont une fin parait-il. Je ne sais pour le monde, mais pour celles-ci, c'est malheureusement vrai. Lorsque je me lèverai et marcherai demain matin, je ne regarderai ni l'or tombant du soir qui s'échoue sur cette falaise, ni les voiles au loin descendant vers Harfleur. Mais je n'aurais nul besoin de les voir lorsque mes pas me feront avancer dans le fracas des hommes. Nul besoin de les voir pour sentir la chaleur de ta peau, réchauffée par notre soleil normand. Nul besoin de sentir tes cheveux glisser entre mes doigts pour ressentir leur douceur. Tout cela est en moi. Et lorsque ce crépuscule honni arrivera, je l'embrasserai avec ces souvenirs en mon cœur.

Et lorsque fatigué, je me coucherai sur le sol gelé de la terre sans homme, je m'endormirai un sourire aux lèvres.

Un jour, je reviendrai chez nous. Et quand je reviendrai, tu mettras sur ma tombe un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


S'il est possible d'aimer par delà la folie des hommes alors sache que je t'aimerai toujours. Et si cela n'est pas possible, tant pis, je le ferai quand même. Tu sais à quel point je peux être têtu parfois.



Avec tout mon amour, ma douce Mathilde, je t'embrasse une dernière fois.

Ton Mathieu qui t'aime.

Verdun, 14 mars 1916


Inspiré par le poème de Victor Hugo "Demain dès l'aube..."

Musique tirée de la bande-originale de "Un long dimanche de fiançailles". Composition : Angelo Badalamenti


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