Sourire solitaire

Il était une fois un vieil homme...


C'est un homme qui n'était jamais malheureux. Il souriait toujours, qu'il soit seul ou en société. C'est ainsi que le définissait souvent les gens : « un sourire ». Il était un sourire ambulant, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige ou qu'il tonne, il souriait.


Il était tout le temps heureux, jamais triste. Il pleurait rarement, et souvent c'était face à une belle histoire qui le touchait. Il avait traversé les longues années de sa vie avec son sourire comme éternel compagnon. Souvent on lui demandait quel était son secret. Comment arrivait-il à garder son sourire face à la vie, parfois si morne et grise. Et alors, dans un énième sourire taquin, il répondait invariablement : « J'écris ! ». Et il ne s'expliquait pas plus.


C'était un écrivain. Depuis de bien longues années, il écrivait page après page. Des histoires mélancoliques, souvent tristes, qu'il espérait belles. Et elles l'étaient, à en croire ses lecteurs.


Et là était le secret de son éternel sourire. Il avait donné un nom à ses écrits : les larmes de plume.

Pleurer des larmes d'encre, là était la recette de son éternel sourire. A travers sa plume s'écoulait sa propre tristesse, ses maux et ses larmes salées. Il les offrait à la page blanche, sacrifice rituel d'une âme qui se débarassait de sa peine. C'était comme se libérer d'un poids, arracher une partie de soi, cette sombre partie emplie d'amertume, de tristesse et de misère, et la confier à l'immaculé de la page. Il offrait sa peine à l'encre, et la façonnait comme on taille un bloc de pierre pour en faire une sculpture.


Et une fois sculptée, la peine n'était plus sienne. Elle appartenait à l'écrit, à ce monde blanc strié de noir. Et il n'avait plus alors besoin de porter ce fardeau.

Et donc il pouvait sourire, toujours heureux, sincèrement heureux, sans trucage ni hypocrisie, sans se voiler ni mentir.

Mais si le vieil homme était toujours souriant, il finissait pourtant sa vie seul. Oh, avec moults amis qu'il chérissait. Mais le soir, devant sa cheminée, fumant sa pipe en noircissant les pages, il était seul. Nul enfant, nul petit-enfant pour émerveiller sa vieillesse. Car nul amour dont ils auraient été le fruit.

Car le vieille homme fit une erreur dans sa vie.


Il écrivit sur l'amour. Un soir de déception amoureuse, une nuit de coeur brisé, il confia à la fois sa peine mais aussi l'amour qui l'avait provoqué, à la page blanche.

Et la page blanche, vorace, dévora l'amour comme elle dévora la peine.
Et depuis ce triste jour, le vieil homme ne réussit plus à aimer. Il essaya, à maintes reprises. Mais l'amour l'avait quitté, son coeur ne savait plus.


Et l'homme souriait toujours, jusqu'au crépuscule de sa vie.
Mais il souriait seul... Et quand son sourire s'étiolait face à la solitude, il reprenait sa plume et emprisonnait le spleen dans les boucles de ses lettres.

Et sur la page blanche, amour et tristesse s'enlaçaient.
Et le vieil homme souriait...

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