Trop jeune pour mourir

Les balles fusaient, déchiquètant les troncs d’arbres et faisant voler des échardes. Les mitrailleuses vomissaient leur flot meurtrier de balles, rafale après rafale. Jean courait, tentant d’echapper à cet essaim de balles. Le souffle court et du sang coulant d’une blessure à l’épaule, il tentait de s’enfoncer dans les bois. Mais les Allemands continuaient de le poursuivre. Il pouvait entendre les aboiements des chiens entre deux rafales. Les Allemands ne stopperaient la chasse qu’une fois Jean mort. Il savait ce qui l’attendait si jamais il était capturé… Après ce qu’il avait fait, les Allemands l’abattraient sur place, sans autre forme de procès.

Jean se rappella les instants de cette journée… tout ce qui s’était passé, tous les éléments qui, une fois imbriqués les uns dans les autres, l’avaient conduit à cette course effrénée dans les bois. Tout avait commencé la veille…

*********

Cela faisait maintenant deux ans que Jean s’était engagé dans la résistance. Il avait effectué toutes sortes de missions : sabotages de lignes de chemin de fer, transport d’armes… Mais ce que cet homme lui demandait, laissait Jean dans l'étonnement.

Le voulait-il ? Jean se battait depuis déjà deux ans contre cette vermine qui gangrénait
son pays. Il ne révait que d’actes héroiques pour sauver son pays. Il se voyait eliminant les Allemands comme on écrase un insecte, la volonté de repousser l’ennemi lui donnant une energie nouvelle.

Quel idiot il avait été ! A lui seul il ne pouvait pas renverser la machine nazie… La cruauté humaine ne peut être vaincue par un seul homme. Jean l’avait compris cette nuit là… mais trop tard… Il avait déjà dit oui à l’homme.

*********

L’homme lui avait donné les consignes ainsi que le matériel. Les batteries anti-aériennes n’étaient pas sous une garde très importante. La zone étant relativement calme, les Allemands n’avaient pas jugé bon d’augmenter la surveillance. Grande erreur. Il agit le lendemain de sa rencontre avec cet homme.

A la nuit tombée, Jean se trouvait à la lisière de la forêt. Dans son sac : une paire de cisailles, des explosifs et un détonateur. Il attendit que le garde fasse sa ronde avec son chien. Une fois la voie libre il s’était faufilé en rampant jusqu’au grillage. Là il s’était servi des cisailles pour découper le grillage.

Une boule d’angoisse grossissait dans sa gorge. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Il s’arrêta quelques instants et resta couché sur le dos à regarder les étoiles. Le printemps était bien installé mais les nuits restaient encore froides. Il pouvait voir son souffle former de légères volutes blanches. La nuit parée de sa robe de diamants l’enveloppait, comme une mère enlace son enfant. Grâce à elle, il allait pouvoir réussir sa mission. Reprenant son souffle, il traversa le grillage. Le garde était rentré dans sa guérite, fatigué par le monotonie de sa garde. Un mirador surveillait la zone, mais le projecteur avait tendance à s’arrêter de bouger, signe que le garde allemand s’endormait à son poste.

Jean remarqua une forme non loin de lui. Sombre et hideuse, ses canons pointés vers le ciel, la batterie anti-aérienne attendait sa proie, comme un aigle guettant son déjeuner. Jean se dirigea vers la batterie. Il entendit des éclats de voix et se figea instantanément. Réaction stupide car il se mettait ainsi à la merci des tirs ennemis s’il se faisait repérer. Mais les voix qu’il avait entendu provenait d’une caserne non loin de lui où les soldats jouaient aux cartes et discutaient. Jean pouvait les voir rire à travers une fenêtre. Heureusement, la nuit protectrice l’enveloppait toujours de son manteau réconfortant, le dissimulant aux regards des Allemands.

Il arriva près de sa cible. Son cœur battait à tout rompre, comme s’il voulait quitter sa poitrine. Jean se força à rester calme. Il inspira longuement. Il sortit la charge d’explosifs de son sac et la plaça en plein cœur de la batterie. Il la relia au détonateur comme lui avait montré l’homme la veille. Il repartit alors en sens inverse et retourna au grillage, tout en déroulant le cable du détonateur. Il devait se placer derrière le grillage et faire exploser le batterie. Ainsi il pouvait fuir sans aucun problème.

Mais le destin en décida autrement.

Jean reculait, le plus rapidement et surtout le plus silencieusement possible. Mais soudain il réalisa une chose… Le cable du détonateur était trop court… beaucoup trop court. Il ne pourrait jamais atteindre le grillage avec le détonateur, il manquait au moins cinquante mètres de cable. Sa respiration se coupa. Son cœur s’arrêta de battre. Il ne pouvait plus faire exploser la batterie en étant à l’abri. Et s’il le faisait maintenant il lui faudrait au moins six secondes pour atteindre le grillage. Les Allemands seraient sortis de leur baraquement en deux fois moins de temps.

Jean se trouvait face à un dilemme. Soit il laissait tomber la mission et rentrait chez lui en essuyant l’affront de l’echec. Soit il tentait le tout pour le tout. Il actionnait le détonateur, détruisait la batterie anti-aérienne mais risquait sa vie.

Mais une fois encore ce fut le destin qui décida.

Une explosion se fit entendre au loin, bientôt suivie de deux autres. Les batteries anti-aériennes voisines venaient d’exploser grâce à d’autres résistants. L’alarme, assourdissant hurlement, résonna dans tout le camp. En quelques secondes les soldats étaient sortis, l’arme au poing. Jean se figea de peur. Les hommes, tournés en direction des explosions ne l’avaient pas encore aperçus.

Soudain ce fut comme le jour ! Jean baignait dans une clarté éblouissante, la main devant les yeux pour se protéger. Il ne comprit pas tout de suite d’où venait cette lumière. Soudain une voix éclata : Alarm !! Alarm !! Et Jean comprit instantanément : Le mirador ! Le soldat avait pointé le projecteur sur lui. La nuit était redevenue silencieuse. Le temps parut se figer, tout allait au ralenti. Il entendit les bottes crisser sur le gravier, les cliquètements des armes que l’on arme et les aboiements des chiens que les soldats sortaient du chenil. Il vit les Allemands sortis de la caserne se retourner comme un seul homme et le regarder en armant leur fusil. Et il vit sa main se poser sur le détonateur… et appuyer dessus.

L’explosion retentit, illuminant le ciel nocturne. Le souffle renversa le mirador qui s’écrasa au sol, écrasant quelques soldats allemands qui se trouvaient au mauvais endroit, au mauvais moment. L’onde de choc frappa Jean en pleine poitrine, le jetant à terre. Il se releva le plus rapidement possible, s’attendant à voir fondre sur lui une nuée de soldats. Mais eux aussi avaient été renversés par le souffle. Certains, trop près de la batterie, avaient été tués sur le coup. Leurs corps gisaient au sol, certains en feu. Après tout il n’avait eu que ce qu’il méritait, pensa Jean. Mais c’était la première fois qu’il voyait la mort frapper si près de lui. Et cela s’imprima dans son esprit jusqu’à la fin de sa vie.

Jean s’élança vers le grillage. Il n’entendit rien pendant quelques secondes. Puis la pluie de balles se déchaina. Les graviers autour de lui sautaient, les balles frappant le sol. Il sentit une douleur fulgurante dans l’épaule. Il porta sa main à sa blessure. La retirant, il vit qu’elle était pleine de sang. Une balle venait de lui traverser l’épaule.

Il arriva enfin au grillage. Il se jeta à terre, se glissant dans l’ouverture qu’il avait faite il y avait à peine cinq minutes. Pourquoi cela lui semblait-il plus ancien que ça ?

Il s’élança dans les bois, les Allemands sur ses trousses. Sa blessure le ralentissait, car très douleureuse. Il entendait les chiens qui accompagnaient ses poursuivants. Les coups de feu éclatèrent à nouveau, faisant exploser l’écorce des arbres autour de lui.

Jean pensa. Fait étonnant vu qu’il risquait en ce moment sa vie. Il se demandait si ce qu’il avait fait allait servir à quelque chose. Il se demandait si cela en valait la peine. Une vie pour en sauver des millers d’autres ? Beaucoup auraient accepté ce sacrifice. Mais dans le feu de l’action seule votre vie compte, seule votre vie vous importe ! Vous vous fichez pas mal de la vie de milliers d’inconnus. Après, avec le recul, vous vous dites que cela en valait la peine. Mais lorsque vous êtes pourchassés dans des bois par une fraîche nuit de juin, lorsque vous sentez que vous vivez peut-être les derniers instants de votre vie, que vous inspirez peut-être les dernières bouffées d’air de votre vie, alors là, vous ne pensez qu’à vous. Telle est la mentalité humaine…

Telles étaient les pensées de Jean lorsqu’une rafale le faucha dans le dos. Il s’arrêta, surpris, puis il tomba à terre, sentant la vie le quitter rapidement. Dans un ultime effort il se mit sur le dos. Et à travers les feuillages des arbres il regarda les étoiles, saphirs dans la robe de la Nuit. Un calme surprenant l’avait envahi. C’était une belle nuit pour mourir. C’était le bon jour pour mourir.

Les soldats allemands se massaient autour de lui, des rictus de satisfaction illuminant leur visage. Mais Jean s’en fichait. Il mourait… Mais il mourait heureux… Ses paupières s’allourdirent, se fermant lentement. Dans un dernier souffle, il murmura :

- Joyeux… anniversaire… Jean…

Jean mourut le jour de ses 19 ans, le 5 juin 1944, non loin des côtes normandes… Trop jeune pour mourir. Quelques heures plus tard, le 6 juin 1944, le débarquement allié commença en Normandie. Des avions alliés bombardèrent les lignes ennemis et larguèrent des parachutistes, sous le feu des défenses anti-aériennes ennemies.

Mais les batteries qui se trouvaient près du cadavre de Jean restèrent muettes… à jamais.


Icy
22/07/2002

1 Response to "Trop jeune pour mourir"

  1. Anonyme Says:
    15 juin, 2006 15:14

    coucou Icy, je suis Katastroufik, mais jte connais mieux sous le nom de Ageha ^^ ;)

    Alors j'ai lu ta ptite histoire et j't'avouerais que j'y ai pris beaucoup de plaisir!! c'est très agréable à lire tout en étant émouvant. J'aime bien ton style d'écriture, c'est simple tout en aliant de la poésie à certains moments alors que ce contexte de l'Allmagne nazie n'est pas vraiment skon pourrait appeler une ambiance poétique lol. Donc voilà belle nouvelle ;) mes félicitations ^^